Pas de tour assez haute pour ma mélancolie

Lille, hiver 2020

Lille, hiver 2020

(Petite parenthèse de deux semaines parisiennes)

Cette capitale, je la connais. Il y a quelques années je la quadrillais quotidiennement, encore à vélo, c'était mon métier, et je livrais de beaux clients souvent dans (et à travers tous) les temps en risquant ma peau, en y engouffrant aveuglément une énergie folle. C'était une sorte d’exutoire salvateur et le jour où, une nouvelle fois j'ai frôlé la mort après un énième accident, j'ai raccroché les gants. Il ne m'a pas fallu longtemps pour me faire rattraper par toutes ces choses qui me minaient et qu'un sport intensif requérant toute mon attention, tel que le cyclisme urbain, enfouissait sous un repos bien mérité chaque soir. Mais plus les années passent, plus cette ville m'insupporte, me dégoûte. Il y a bien sûr qu'elle reste le témoin de belles et jeunes années, de soirées que je n'ai pas oubliées, d'autres plus diffuses dans mes souvenirs, de moments passés entre amis, entre Pantin et le 18ème, ces restaurants bon marché, ces librairies que j'adorais. Aujourd'hui je regarde ces dernières avec une certaine amertume, presque des regrets : je n'ai plus rien à y faire, plus rien à y acheter, pourquoi y entrer, si ce n'est par nostalgie. Je n'ai besoin de rien, si ce n'est de rouler un peu plus loin.

Ces deux semaines m'ont permis de recroiser quelques têtes amies. Avec l'une d'elles, nous sommes partis un matin sur nos deux roues, et nous sommes sortis de la triste ceinture parisienne pour tendre du gris au vert. 65Km plus loin, nous atteignions une petite commune de Seine-et-Marne, à une petite trentaine de bornes de Meaux, où nous attendait un chantier participatif lancé par une copine mutuelle. Celle-ci s'est associée avec son meilleur ami pour monter un projet qui m'avait enthousiasmé tandis qu'elle m'en parlait presqu'une année auparavant, avant son achat concret : la rénovation d'un lieu entier, dédié à la résidence de créateurs, musiciens, artistes, tatoueurs et ami.e.s. Avec mon départ initialement prévu fin janvier, je lui avais dit que j'arriverais pour lui fabriquer un poulailler (c'était mon idée, allez savoir pourquoi) et j'avais commencé à me renseigner à ce sujet. Et puis chemin allant, je suis arrivé avec cette amie, six mois plus tard, devant le poulailler – comme j'ai pu le constater – déjà construit et bien habité, pour prêter main forte à un autre chantier, beaucoup plus ambitieux : un skatepark en béton à l'arrière de la propriété.

Question skateboard, je connais un peu le topo, en matière de création de skatepark, ne les ayant jamais trop pratiqué, nada, pas plus qu'au sujet du béton, du coulage de dalle ou des travaux de terrassement. Après un rapide briefing du co-propriétaire des lieux, nous nous attelons donc à finir de pelleter, niveler et creuser le terrain où le lendemain de vagues monts de terre et de caillasse deviendront les squelettes de modules où les planchistes tenteront l'impossible. Les journées sont très chaudes, nous sommes une dizaine, nous travaillons d'arrache-pied afin de pouvoir accueillir une toupie délivrant son précieux nectar le jour d'après : du béton par tonnes. L'objectif du second jour est de ferrer, délimiter et structurer chaque élément afin que le mélange versé le recouvre totalement, solidement et durablement. Le troisième jour, le béton issu de la toupie afflue d'un long tuyau passant par le toit de la ferme et déversant ses mètres cubes que nous étalons et répartissons équitablement. Il faut travailler rapidement, car le soleil tape, quand bien même nous tendons des bâches pour le (et nous accessoirement) protéger de la chaleur, les phases de ponçage et d'égalisation des finitions s'avèrent un petit cauchemar contre la montre du séchage implacable de la surface bétonnée. Le dernier jour c'est la dalle qui relie les différents modules que nous coulons. Une erreur de calcul nous force à finir le mélange manuellement, il en manque un bon quart, et je m'attèle donc à la bétonnière avec un camarade. Dans quelques litres d'eau, quatre pelles de sable, quatre pelles de gravier, un sac de 25 kilos de ciment, de nouveau quatre pelletés de chaque et versé dans une brouette à toute vitesse, roulez jeunesse ! Le rythme est infernal, chacun prend sur soi, ses responsabilités, se blesse, s'écorche les doigts, se relaie pour engloutir un sandwich malgré la trentaine de degrés et à la fin de la journée, après de petites peurs, des cloques et de belles suées (environ deux tonnes de béton renversé sans interruption pendant des heures à coups de brouette) nous arrosons abondamment une future aire de jeu que nos camarades s'empresseront de baptiser le lendemain matin.

Si le travail était dur et physique, je me dois de noter que l'ambiance, la rigueur de chacun et la solidarité qui nous liaient à notre tâche commune menèrent avec brio ce projet au bout. Chaque soir, un repas copieux nous régalait. J'ai ainsi préparé un rougail saucisse réunionnais (appris quelques mois plus tôt dans des cuisines lilloises) à mes camarades avant un karaoké tordant, des cadavres exquis dessinés sur des serviettes de papier au milieu de bouteilles vidées. L'alcool coula à flot chaque soirée, comme s'il nous fallait relâcher à la fois nos muscles et nos esprits tendus par ces journées de labeur. Ce séjour se termine par une journée de repos bien méritée où nous regarderons les bons skateurs parmi nous enfin tester nos œuvres avant que le départ ne les appelle et qu'ils ne nous laissent la place libre pour un lot de gamelles et quelques maigres avancées sur les courbes lisses. Mon amie rentrera en train au soir, je pars le lendemain matin en solitaire retrouver la capitale, faisant route inverse, traversant les horribles villes de Marne-la-Vallée ou Bailly, toutes droites sorties d'un cauchemar dystopique (longues avenues vides, immeubles uniformes multipliés ad nauseam jusqu'à la sortie de la ville, encore en construction, à cette distance de Paris, et dans un tel environnement, on se questionne sérieusement sur les stratégies marketing déployées pour réussir à vendre ces clapiers et les motivations sérieuses d'acheteurs pouvant prétendre y déployer un petit nid pour les leurs). Je rejoins trois heures plus tard cette fille que j'avais laissé à Lille et qui prolongeait son séjour sur Paris pour que nous partagions trois nuits ensemble dans de luxueux hôtels 4 étoiles. Sans loyer et grâce à une remise non négligeable, je me suis permis cette fantaisie. Si les regards des autres clients furent plus indiscrets à notre approche car j'y arrivai crasseux, les vêtements tâchés de ciment, avec mon vélo chargé, je n'y rencontrai qu'un personnel accueillant, prêt à répondre à nos moindres désirs. Malgré le mauvais temps, nous profitâmes ensemble d'une grande exposition consacrée à Marc Riboud dans le musée Guimée du 16ème arrondissement. Peu après son hall sont déployés force statues, bas-reliefs et monuments d'Asie. L'ensemble me fait penser qu'on pourrait reconstituer un temple de toutes ces pièces d'un puzzle savamment accumulé, après des années de pillage colonial. Plusieurs divinités à tête animale côtoient les prières d'une variété de Bouddha dont les bras apaisent le flot de visiteurs occidentaux culpabilisés qui se perd dans ces hauts couloirs avant d'atteindre les clichés du photographe français. Ici on y admire un autre vol, plus subtil, des visages et du temps. Le lendemain, c'est une autre exposition qui m'attend à la Bibliothèque Nationale. En compagnie d'un collègue de L'appât du grain, nous revoyons ensemble une sélection des plus fameux clichés d'Henri Cartier-Bresson avant d'en découvrir d'autres du tchèque Paul Ickovic. Les tirages argentiques sont majestueux, sans démesure ni artifice et témoignent de la grande humilité du regard sur ses semblables d'un homme paradoxalement difficilement approchable et très réservé. Je passe le reste de la journée au dixième étage d'une tour qui en compte plus du double, parmi d'autres tours similaires donnant à ce quartier, je trouve, un air de mégalopole asiatique. Un énième pépin mécanique sur mon appareil et un objectif m’envoie en banlieue sud chez mon réparateur, puis je reprends un train pour les bords de Seine et la petite ville de Thomery, à quelques kilomètres de Fontainebleau. 
Pour moi, Thomery a déjà un air de sud avec ses coloris plus ocre et sable que gris. On y garde un aspect pavillon parisien mais le ciel se dégage au derrière. Elle se tient sur un coteau, adossée à la forêt de Fontainebleau, elle est traversée de sillons (sentiers murés de 2 mètres environ où l'on faisait partout pousser un raisin de table fameux au XVIIIe siècle, aujourd'hui presque disparu), à ses pieds se trouve la Seine où s'étend une autre voisine, Champagne sur Seine. Du couple d'amis qui m'accueille pour quelques nuits, il n'y en a pour le moment que la première moitié que je suis le lendemain matin pour sa journée de travail afin de réaliser un petit reportage photographique devant compléter notre interview prévue au soir. Celle-ci est thanatopracteure et nous nous rendons donc dans des services funéraires et morgues d'hôpitaux afin qu'elle pratique ses soins (vider le corps et le maquiller pour la présentation à la famille). Entre deux macchabées, nous passons dans des magasins de dégriff et d'invendus de bouffe, nous, encore vivants, réalisant de piteuses économies avant de nous occuper des morts. Après quelques parties de cartes et une émission japonaise comique que nous aimons tous les deux, nous retrouvons un sommeil court et léger.

Le lendemain, c'est l'autre moitié du couple qui me rejoint en provenance de Paris. Très influent sur moi, il a rallié Paris au Maroc avec un vélo à pignon fixe qu'il s'est fabriqué il y a quelques années, j'emprunte donc maintenant des chemins qui lui sont familiers. Nous déjeunons ensemble puis décidons d'enfourcher nos vélos afin de rouler à travers les routes de la forêt de Fontainebleau. De rares séquoias surplombent différents autres arbres (chêne, pin) qui composent ce coin de verdure traversé par les voitures. Une grosse quarantaine de kilomètres plus loin, après un arrêt dans une supérette bio, nous revenons au bercail afin que je prépare une sauce tomate au vin rouge que nous mangerons avec des linguine au soir. Nous finissons la journée cartes en main et gin-tonic dans le gosier : ce peut être bon cette vie, simple et entre ami.e.s. Dimanche est la dernière journée complète que j'ai à passer dans ces eaux, je compte effectuer le trajet inverse à celui que j'ai fait en train pour venir car jusque là j'avais roulé chaque kilomètre qui me séparait d'un point à rallier. Question d'orgueil ? Peut-être, toujours est-il que je m'étais plus ou moins fait à l'idée que si je traversais le pays, je roulerais chaque kilomètre qui ferait parti de mon voyage initial. Je me suis donc élancé du bas de Champagne sur Seine pour suivre quelques petits villages coincés entre les champs et le plat pays, évité Melun, avant d'atteindre un sentier de gravier long de 17 kilomètres (le chemin des roses) qui m'a bien aidé dans ma remontée jusque la banlieue parisienne. Après ça, difficile d'y couper, les différentes murailles qui forment la ceinture parisienne se succèdent, désespèrent et quelques kilomètres dans Créteil me mènent enfin chez mon réparateur où je récupère mon matériel photo de nouveau opérationnel. Après une grande tournée parisienne, je retrouve mon meilleur ami de Paris qui revient de vacances, nous passons une dernière petite heure ensemble avant que je ne m'enfouisse dans un train que l'obscurité happe. L'air frais descend et hante la forêt de Fontainebleau. Je rentre sans lumière, comme un de ces animaux invisibles, tapi dans l'ombre des grands arbres. Oui, j'ai quitté Paris. Pour longtemps. Je le réalise tandis que j'ai pris l'un de ces trains qui ramenaient ses banlieusards jusqu'à leurs chez-eux, leurs cités, leurs pavillons infortunés. Cette ville me rend triste de tous les courants d'air qu'elle génère. Ces tours imprenables et leurs habitants qui s'évaporent. Alors je m'échappe encore, et je sais que ce sort n'est pas le mien car la route m'appelle demain.

Place de Clichy, juin 2021

Place de Clichy, juin 2021

APARTÉ À PROPOS DE PARIS

Je l'ai dit, je ne porte plus la ville de Paris dans mon cœur. J'y ai habité plus de quatre années, à Saint Denis, moi aussi comme une sorte de banlieusard, d'excommunié de la fête. Chaque fois que j'y retourne – et Dieu sait que j'en ai fait des aller-retours ces dernières années – elle me laisse un goût de plus en plus amer en bouche. Même si ce constat peut être étendu à tout le pays, Paris est un excellent révélateur de ce qui se trame ici puisqu'elle concentre et amplifie les rapports de force qu'elle couve en son sein par ses politiques successives. Propre au schéma des capitales attractives, la violence, la misère, l'écart des richesses connaissent leurs plus beaux jours à Paris et chaque fois que j'y retourne je suis témoin de la progression de ces derniers. C'était pendant un temps la Colline du Crack à Porte de la Chapelle que nous survolions à chaque arrivée dans la capitale, qui a finie par accueillir des centaines de tentes de migrants laissant présager un mélange inquiétant de ces populations (aujourd'hui c'est un projet immobilier qui s'y installe) ; puis c'est devenu plus banalement des heurts, des embrouilles et des bagarres dont j'étais témoin à chacun de mes passages (entre clodos, entre usagers de la route ou personnes fouillant les poubelles). Pour vous dire, à mon arrivée dans la ville il y a donc deux semaines, me baladant dans le 8ème arrondissement aux abords de l'Elysée, un taxi mal garé a répondu au klaxon d'un scooter qui se voyait gêné par son stationnement. Le deux roues s'est arrêté net, le pilote est descendu de son engin, a marché en gueulant et en insultant le chauffeur « j'vais te baiser moi, j'en ai rien à foutre, j'vais baiser ta femme, j'vais baiser ta fille, j'vais baiser toute ta famille » et cherchait à l'extirper de son véhicule manu militari avant que des passants ne les séparent. Le lendemain, on me racontait qu'un cycliste s'était fait casser la gueule par un chauffeur Uber après avoir rouspété contre une queue de poisson dangereuse, les clients du véhicule étaient si choqués qu'ils se portaient témoins en faveur du cycliste à qui il manque maintenant plusieurs dents. Le soir-même, nous parlions de ce même sujet avec un ami en partageant une crêpe sur le pouce, quand un ivrogne russophone nous cherchait des crosses après avoir pris un jet de spray au poivre dans la poire. Mon ami est forcé de le repousser et d'en venir aux mains pour éloigner l'individu, nous nous quittons peu après et il me rappellera plus tard, rongé de culpabilité d'avoir usé de la force pour nous sortir de cette situation.

C'est cela Paris pour moi. Ça, et son nombre d'intouchables qui jonchent les rues, les places, les bancs des stations de métro. Ses pauvres qu'on ne peut pas trop regarder de peur de s'y voir. Ses touristes qui lèvent un peu la tête parce qu'ils déambulent enfin dans la ville rêvée et si bien vendue. Ses riches et ses parvenus, ses bobos et ses racisés, leurs quartiers et leurs rues. Paris est une ville trop énergivore pour moi. Elle me donne l'impression que trop de gens cherchent à s'en tirer. Trop essayent de s'y faire, s'y établir sans bien en connaître le véritable prix. C'est en tout cas un lot de sacrifices que je ne suis plus prêt de commettre pour ses petites récompenses.


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APARTÉ À PROPOS DE LA PHOTOGRAPHIE EN MOUVEMENT

L'écriture par la lumière suppose de mettre l'arrêt à un monde sans cesse en mouvement. De le voir, le comprendre et l'appréhender, car on photographie assez rarement ce qu'on a vu, mais on essaye souvent, plus ou moins avec réussite, à approcher ce qui nous a semblé important d'être sauvegarder. L'œil est le premier appareil. La mécanique vient ensuite et les résultats, avec la magie argentique, un jour quelquefois.

Si je me permets ce rappel c'est qu'à vélo, il n'est pas aisé de pratiquer la photographie. Manque de stabilité, trop grande vitesse, lourdeur et encombrement du véhicule, tout concourt à rendre cet art impossible, ou en tout cas, tend à le transformer en quelque chose de différent, car il rend la légèreté du pas du photographe de rue impensable (d'autant plus avec le vélo de voyage qu'on ne peut abandonner loin des yeux ou du cœur). La photographie à vélo se concentre sur non plus des moments décisifs, des interactions fragiles entre des individus, difficiles à approcher avec notre lourde carcasse qui freine et revient sur ses roues, mais elle s'attache à organiser des géométries, des lumières et des plans en un tableau plus fourni. C'est du moins ce qu'elle me fait ressentir, quand bien même elle nous aide à couvrir plus de terrain qu'avec nos petits pieds dans de longs paysages, tantôt vides, tantôt trop fouillis, défilant sous nos yeux, qui me change de nos rues, de mon habituelle photographie, de cette proximité factice avec des inconnus dont je ne partage que l'unique destin. La photographie en mouvement change notre regard sur le monde et les êtres. Elle s'attache à ce qui reste, ce qui ne bouge pas ou fait parti des meubles. Elle fait de moi un photographe étranger qui regarde ailleurs et autrement, toujours en quête du cœur des choses.


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APARTÉ À PROPOS DE MON ONCLE PEINTRE

Finalement les médecins lui ont coupé une jambe. Celle qui avait été opérée et qui ne cicatrisait pas commençait à pourrir, alors on lui a coupé. Ça et son moral.

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L'histoire avance plus lentement que la maladie