Jusqu’au bout
la musique restera ta seule amie
UNE CHIÉE D’ALBUMS POUR PASSER ENTRE LES GOUTTES
Avec le recul, je pense d'une manière inévitable que la musique a sauvé ma vie.
Je veux dire que durant la très triste enfance que j'ai vécu, la musique a été un refuge, une bouée certaine pour survivre dans la tempête de ces jours et nuits terribles. Pourtant, rien autour de moi ne me prédestinait à me diriger vers elle, si ce n'est que le vide et la solitude de ma vie d'alors laissait une place à prendre à quelqu'un ou quelque chose. Personne de mon entourage ne jouait de musique. La radio étaient toujours en berne. Les rares références que j'ai pu avoir sur la maigre collection de disques familiale étaient partagées entre Paolo Conte, Barbara ou Calogero et la mienne ne tenait qu'en deux ou trois singles dont Barbie Girl (1997) des danois Aqua ou le succès viral des célèbres marionnettes de France3, Ma Mélissa (1998). Pauvre de moi.
Et puis le collège est arrivé. J'ai eu la chance de recevoir à un noël quelques albums que j'avais demandé, certainement sous l'influence d'Héloïse ou Camille qui étaient à l'époque les deux seuls points de repère de cette nouvelle cartographie. Plus tard, j'ai eu un baladeur CD, c'était la mode, et ça m'a permis de profiter solitairement de ce nouveau passe-temps en étant rarement inquiété.
Mon premier album fut un cadeau de mon père, il n'y a qu'avec lui que j'ai eu la possibilité d'écouter la radio référence du rock de l'époque (Europe2) et cet album fut celui des anglais Placebo, Sleeping with ghosts (2003). À cela ont suivi Mach 6 du rappeur Mc Solaar (2003), le Live in Texas de Linkin Park (2003) et une floppée de CD gravés qui provenaient des collections des deux copines sus-mentionnées ou de la médiathèque de Moulins et parmi lesquels ma mémoire me permet de citer la découverte de System Of A Down, des Red Hot, Evanescence, Muse, Slipknot ou encore Ska-P.
Si grâce à mon père (également via ses achats de magazines spécialisés et CD promotionnels) mon horizon s'est à peu près ouvert avec sa collection personnelle (je lui dois les Bowie, Clash, Bashung, Kusturica, Zebda et j'en passe), c'est également grâce à lui qu'un jour j'ai eu une guitare entre les mains. Je dois dire que l'influence de mon cousin Vincent qui vivait sa période de métalleux bre-som en étant de quelques années mon ainé n'y étaient pas pour rien non plus, mais c'est mon père qui a matérialisé ce passe-temps laborieux en un apprentissage bien réel : je revenais un jour d'un magasin de musique collé à l'Opéra de Lille avec ma première guitare et mon premier ampli. La suite de cette histoire est un long tunnel. J'ai persévéré pendant des années, suivi des cours, composé des tas de merdouilles qui n'ont jamais vu le jour et enfin de véritables chansons, fait de la scène, des concerts, puis tout arrêté, puis repris, avant d'acheter l'instrument de mes rêves par un drôle de hasard et ne plus pouvoir y toucher du fait de mes choix de vie de nomade. Est-ce que la guitare me manque ? Parfois, oui. Ai-je arrêté la musique pour autant ? Jamais. Je n'ai jamais arrêté d'en écouter tout du moins avant d’en découvrir davantage, à tel point que je considère la musique aujourd'hui, dans ce qui est ma vie de jeune trentenaire retournant à sa solitude, comme une amie indéfectible et infaillible, peut-être la seule pour citer les Doors que j’aime tant. Je l'ai compris avec le temps mais avec la musique il y a toujours quelqu'un ou quelque chose pour vous accompagner, et quand bien même son écho vous parviendrait-il d'une autre époque, il résonne encore en vous au moment où vous l'écoutez. Quelque part, la musique a été pour moi cette promesse que je ne serai pas si seul et incompris toute ma vie. Alors j'ai pensé grâce à ce formidable outil qu'est Internet (qui m'a lui aussi bien aidé à divers moments) à partager une petite liste de ces heures passées à miner, à rouler au soleil, marcher l'âme en peine, à raser les murs, seul sous la pluie et espérer au son d'une guitare m'évaporer, passer entre les gouttes.
JIMI HENDRIX - Live at Monterey (1967)
C'était la fin du collège. J'avais embarqué la vieille guitare classique de mon père, l'un des pires instruments jamais collé, avec un manche de deux kilomètres de large pour mes frêles petites mains d'ado et des cordes de plus de 30 ans. Je m'entrainais à lire des tablatures et reproduire quelques morceaux de morceaux et quand c'était trop dur, j'allais quelques lignes plus loin décrypter la suite. De jour en jour la corne de mes doigts durcissait, mon niveau s'améliorait (passant de parfaitement nul à simplement nul) et je répétais deux ou trois gammes en écoutant toujours les mêmes chansons de Metallica que j'essayais de jouer en même temps quand elles passaient sur mon baladeur CD : c'était peine perdue.
Peu de temps après, voyant mon engouement pour la guitare ne pas s'affaisser à la fin de la troisième semaine de passion, mon père s'est décidé à m'en offrir une, une vraie, une électrique (LTD M-50 noir mat et son petit Roland CubeX de 15 watts chez feu Guitar Studio derrière l'Opéra de Lille), et en échange que je m'y mette sérieusement, que j'accepte de suivre des cours particuliers pour progresser : quel cadeau du ciel, le beurre et l'argent du beurre ! Et dans ma famille, il se trouve qu'outre mon cousin qui s'y est mis juste avant moi de manière autodidacte, j'ai également un oncle qui joue de la guitare et qui était aussi artiste peintre, prof d'arts plastiques, ayant connu les hippies et vécu mai 68. Et cet homme qui a été hyper influent tout au long de ma vie, se réjouissant de notre nouvelle passion commune, m'a supplié d'écouter les grands groupes de sa jeunesse, aussi, un soir, je repartais de sa grange avec une VHS de Jimi Hendrix à Woodstock en 1969.
Je commençais la guitare à l'époque. La cassette était dans son lecteur, mon père bossait dans son bureau juste à côté et j'étais dans le canapé en train d'écouter et de voir pour la toute première fois ce mec consacré comme Dieu ultime de l'instrument. Je me souviendrai pour longtemps encore de l'impression (idiote) que j'ai eu en voyant ces images de mauvaise qualité, je me disais « il y a un problème de décalage entre le son et l'image, c'est n'importe quoi » parce que ce que j'entendais ne correspondait en rien à ce que je voyais d'Hendrix tripoter son manche et son autre main à balayer les cordes. Et la vérité, je le comprendrai un peu plus tard, c'est qu'il n'y avait pas de décalage. Jimi Hendrix est véritablement un Dieu ultime descendu sur terre pour révolutionner l'instrument qu'on lui a mis entre les mains avant de le bruler par les deux bouts et ce live est en passe de vous le faire comprendre.
Introduit par l'icône rock à son prime Brian Jones des Rolling Stones, c'est le tout premier concert d'Hendrix et son groupe de retour aux USA (pour la petite histoire, Londres est à l'époque le centre du monde musical, et Hendrix étant américain, il se fait repérer par un gars du groupe anglais des Animals qui lui conseille de venir là où ça se passe vraiment pour se lancer). Pour le contexte, le groupe vient de sortir un mois plus tôt son premier album qui est quelque chose que personne n'a jamais entendu jusque là (Are you Experienced ? 1967) mais dont le premier single Hey Joe n'atteint même pas le top 100 aux States alors qu'il déchaine les foules chez Ladie D (qui a 6 ans à l'époque donc l'âge légal pour se trémousser sur du Hendrix). Les loustics sont invités sur recommandation forcenée de Paul McCartney (bassiste des Beatles si vous l'ignorez) au festival de Monterey (Californie, berceau de la culture flower power dont on vit les premiers instants) le même soir que des groupes comme The Mamas and Papas, Grateful Dead, Buffalo Springfield (avec rien de moins que Stephen Stills et Neil Young dedans mais on en reparlera) ou les comparses angliches de The Who, qui eux, viennent pas les cueillir les fleurs mais les manger. Bref on a tout ce beau monde et débarquent sur scène trois gonzes sapés comme des carnavaleux sur les bons mots de Brian Jones recommandant à la foule de porter une double attention à ce qui va se passer.
Tout est allé très vite. Dès les premières mesures d'une reprise survitaminée du bluesman Howlin' Wolf, le public est happé dans la nouvelle ère de ce qu'on appelle la musique électrique. Le jeune virtuose s'en donne à cœur joie devant une audience complètement baba (et pas encore bobo), cloue le reste de l'auditoire avec son single Foxy Lady avant de remettre tout le monde au diapason avec une reprise d'un hit bien plus connu de l'assemblée : Like a Rolling Stone de Bob Dylan (1965). Autant vous dire d'emblée que la version interprétée par Hendrix décolle le cérumen des esgourdes et lui fait faire des tours, mais c'est pas assez pour le natif de Seattle qui enchaine avec un Rock Me Baby scandaleux et Hey Joe, sa reprise d'un tube bien connu aux USA. Pendant ce déferlement, le zigue se permet de jouer avec les dents, au-dessus de sa tête et la guitare dans le dos, comme si tout était trop facile pour lui ! Le concert se termine sur un Wind Cries Mary qui est une beauté en soi, un Purple Haze classique qui parlera à tous les fumeurs de weed qui planaient sévère avant que Jimi leur lacère les tympans à coup de larsen et de solos démoniaques avant de littéralement péter un câble sur Wild Thing et mettre le feu à sa guitare hurlante et agonisante qui n'en avait pas tant demandé sous les yeux d'un parterre de babos comme deux ronds de flan devant toutes ces atrocités.
Fort heureusement pour nous, malgré la violence de la performance (dont les Who étaient également familiers et terminaient régulièrement leurs shows en pétant tout ce qui leur passait sous la main, leurs instruments les premiers) l'époque sut prendre la mesure du génie d'Hendrix. Après cette bombe, la carrière du bonhomme donna lieu à deux autres albums studios (Axis : Bold As Love en 67 et Electric Ladyland en 68) où il multipliera les innovations techniques en matière d'enregistrement et je ne crains qu'encore aujourd'hui, personne n'ait atteint le niveau de son talent à la guitare comme le montre la chiée de lives sortis à titre posthume. Mais avec cet historique Live at Monterey (que vous pouvez voir et/ou écouter d'ailleurs), comme disent les jeunes, Hendrix a plié un putain de classique
THE ROLLING STONES – Let It Bleed (1969)
Selon moi, il existe 4 types de personnes dans ce monde.
La première catégorie est celle de ceux pour qui la musique ne signifie pas grand chose, ne compte pas, et pour ces pauvres erres, nous ne pouvons rien.
La seconde est celle qui reconnaît les gogos Beatles comme des êtres supérieurs avec leurs pop songs joyeuses et sautillantes comme des farfadets niais dans leur jardin rempli de fraises sucrées. Nous ne pouvons pas grand chose pour eux non plus hélas.
La troisième est la moins évidente. C'est la caste des prétentieux qui ne répondent qu'à l'appel des Kinks. Plus intello, plus underground et oublié par les livres d'histoire alors que putain c'est vrai, les frères Davies ça envoyait !
Et la dernière, celle dont je finis par faire partie, c'est celle qui ne vibre qu'aux premiers accords de Keith Richards et à l'appel suave de Mick Jagger. Celle des Stones.
L'histoire des pierres qui roulent ne commence pas en 1969. Loin de là car les Stones, comme les Kinks et les Fab Four, naissent à l'aube des années 60 en Angleterre en reprenant essentiellement du blues avant de livrer leurs premiers hits qui en découlent. La période est charnière car les mass media (et notamment la télévision) vont largement profiter à la popularité de ces groupes qui enchaineront tubes et albums à un rythme effréné afin de rivaliser à la tête du Hit Parade avec les divergences de style qu'on leur connait et ainsi, seconde moitié des 60s, l'influence hippie impactera plus ou moins certains d'entre eux (le train Beatlemania roulant à gogo sur les rails de mon indifférence, les Kinks continuant dans leur voie arty et les Stones se recentrant sur leur fond de commerce bluesy après un épisode mitigé bédave-peace-and-love baptisé Their Satanic Majesties Request en 67 dont seule la chanson She's a rainbow a survécu).
En 1968 deux choses changent pour nos Stones. Membre fondateur du groupe, éminent gros bonnet de la hype musicale londonienne, Brian Jones est arrêté pour possession illicite de Marie-Jeanne, emprisonné et jugé coupable (mais n'ira pas purger sa peine par clémence). Cet épisode entérine les bisbilles entre le groupe et le multi-instrumentiste de moins en moins impliqué dans les projets futurs des Stones, plus occupé à brûler par les deux bouts les pounds amassés (il décèdera tragiquement un an plus tard, noyé dans sa piscine). Il participera néanmoins en dilettante à l'enregistrement de l'album culte de cette année-là, Beggars Banquet, album qui marque un virage à 180 degrés avec le psychédélisme du précédent album (dont l'influence de Jones était un peu trop prégnante) et qui est produit par un nouveau larron dans le game : Jimmy Miller. Si je vous parle de Jimmy Miller, c'est qu'il a une importance. Pas seulement pour Beggars Banquet, mais pour les quatre albums à venir (dont trois énormes maître-classes), qu'il va marquer au fer rouge. Pour replacer les choses correctement, le job d'un producteur en matière de musique, c'est de chapeauter un peu tout l'album. Les musiciens composent, ont une idée de ce à quoi doivent ressembler les morceaux, mais c'est le producteur qui leur donne leur identité sonore grâce à ses connaissances en techniques d'enregistrements et de matos. C'est en somme le geek qui va te programmer ton site web pour vendre tes merdouilles de poterie. Et Jimmy Miller (qui bossait précédemment avec des groupes comme Traffic avec Steve Winwood dedans) est un sacré geek qui a une patte bien reconnaissable (en plus d'y aller question came, mais ce sera raccord avec le reste des Stones de l'époque) celle de tout enregistrer façon live et de faire des choix parfois peu orthodoxes dans la discipline.
Let It Bleed paraît fin 69, un an après le coup d'éclat provoqué par la procession nocturne et tribale de Sympathy for the Devil qui ouvrait Beggars Banquet. Si le reste de l'album renouait avec les racines du seul groupe de blanc-becs capables de réinterprêter les standards noirs passés, le résultat final donnait à voir un produit fini terriblement efficace notamment grâce à ces trois hymnes rock disséminés au milieu de blues folky que sont Jigsaw Puzzle, Stray Cat Blues ou cet appel au pugilat général de Street Fighting Man. Un an plus tard, la balance penche désormais côté rock. La folk n'est de sortie que pour pour lancer You Got the Silver, le standard de Robert Johnson Love in Vain dans sa meilleure version et un Country Honk de fin de soirée pour faire hurler tout le saloon. Le reste ? Du rock, du rock et seulement du rock. Le meilleur du rock en fait. Dans sa version la plus simple, la plus dénuée d'artifice, la plus directe à la manière de ce Live with Me, une basse rondouillarde qui introduit un tambour battant et deux grattes cradingues venant éclabousser le tout. Le génie de Miller est là. L'ajout d'un piano qui sature, ce soin tout particulier aux percus, une guitare qui interrompt, les choeurs mixtes étouffés, ses larzizs de Bobby Keys (sax) et Nicky Hopkins (piano) venant prêter main forte, le remplacement de Jones par le jeune crack Mick Taylor ou encore les anges tombés du ciel d'un You Can't Always Get What You Want (qui est la digne seconde partie de Sympathy for the Devil dont tout le monde rêvait), voilà quelques éléments qui rendent cet album si exceptionnel. Bien sûr il y a ce culte Gimme Shelter en attaque (qu'on aura entendu dans Les Affranchis ou Casino de Scorcese – le binoclard est un énorme fan des Stones) ou ce Midnight Rambler chaloupé en embuscade, mais le véritable moment fort de l'album est pour moi Let it Bleed qui est un absolu et parfait hit de sa première à sa dernière seconde dans sa version studio inégalée puisque nous allons le voir dans quelques instants, le génie des Stones ne s'arrête pas à la porte de leur studio, loin de là mes amis.
THE ROLLING STONES – Get Yer Ya-ya's Out (1970)
J'ai mis longtemps. Vraiment énormément de temps à me décider sur le genre de personne que j'allais être. Un fan des Beatles était hautement improbable tant je ne pensais qu'à sauver une dizaine de chansons de leur carrière sirupeuse. Les Kinks c'était déjà plus tentant. Mais rallier le dernier clan m'a demandé du temps. Partout je lisais « oui les Stones sont le plus grand groupe de rock and roll ayant jamais foulé cette terre » et je ne comprenais pas. Peut-être parce venant du métal, bin les Stones ça sonne un peu mou du genou quoi en matière de saturation... Je ne comprenais pas jusqu'à peut-être ce live dont l'annonceur avertit poliment l'audimat : « est-ce que vous vous sentez prêt ? Je vous donne le meilleur groupe de rock du monde : Les Pierres qui Roulent » auquel répond un Jagger joueur : « matte ça! » tandis que la bombe Jumping Jack Flash résonne.
Parce que la saturation ne fait définitivement pas tout dans le rock et que le rock est davantage une affaire d'attitude que de son, comme l'ont prouvé Elvis ou Chuck Berry avant les Stones. Et question attitude, ce n'est pas à ce Mick Jagger qui perd son futal au bout de la première piste et en nargue ses groupies dans le public à qui on va en remontrer. Avec le reste d'une setlist qui ne pioche (outre les deux hommages Carol et Little Queenie de Chuck Berry, influence majeure de Keith Richards) que dans Beggars Banquet et Let It Bleed fraichement sortis, enregistré au Maddison Square Garden à New York, cet album est considéré par Lester Bangs (rien de moins que le grand manitou de la critique musicale de son temps) comme le meilleur live rock jamais sorti. Et pour cause, il règne une hargne sans précédent qu'on ne retrouve même pas dans les lives postérieurs publiés en plus de ce que tout le monde s'accorde à nommer comme la meilleure version d'un Midnight Rambler indécent. Soufflant dans son harmonica comme sur des maisons de paille, marmonnant ses paroles diaboliques, Jagger annonce la rentrée du train de Midnight Rambler en gare avant de mettre un sacré coup de collier et qu'il ne s'envole au firmament porté par les deux guitares sauvages et libérées de Taylor et Richards. Neuf minutes tout simplement uniques qui donnent envie de crever tellement c'est bon.
La seconde face s'ouvre avec un autre morceau dantesque, alors qu'une illuminée réclame son « Paint It Black bande de démons ! » la réponse des Stones vient avec un Sympathy For The Devil revisité de manière à envoûter le public en libérant épaules et coups de rein. Le clou du spectacle vient avec le solo de Richards qui achève de convaincre les dubitatifs de son talent à gratter un bout de bois serti de cordes. Mais en fin de compte, ce qui épate avec cet album, c'est l'indécente facilité, l'obscène lascivité du rock des Stones. J'ai l'impression qu'il n'y a aucun calcul, aucune complaisance ou pose dans la musique des Stones, qu'elle est comme primaire, sans artifice, que ces loustics jouent comme si un petit diable leur piquait le cul de sa fourche chaque fois qu'ils ne revisitaient pas ce blues façon énergumènes sous LSD. Il y a quelque chose de désinvolte et de direct, d'animal et de sauvage dans ce Rolling Stones cuvée 69, un truc qu'il ne faudrait pas louper sous aucun prétexte parce que les bougres sont toujours debout depuis et ce rock candide pourrait bien être le secret de l'éternelle jeunesse.
PINK FLOYD – Atom Heart Mother (1970)
Dans mon encart plus bas sur le Blues for the Red Sun de Kyuss, j'vous parle de Steffy, une fille de ma région natale que j'ai rencontré sur un jeu-vidéo en ligne vers 2006 ou 2008 et avec qui j'avais fini par me mettre en couple. Il se trouve que le meilleur ami de cette fille, Thomas, jouait aussi à ce jeu, et comme nous jouions ensemble, parfois quand l'un ou l'autre était connecté, rapidement nous avons échangé avec Thomas, notamment via MSN, l'application de chat de l'époque. Thomas était déjà à l'époque un énorme fan de Pink Floyd. Je dis énorme parce que j'ai l'impression qu'il ne me parlait que de ça et que c'est une des deux choses dont je me souviens à son propos, ça et sa tignasse de cheveux. À longueur de discussion, tel le témoin de Jehovah de votre place du marché, il tentait de me sensibiliser au génie du groupe anglais et moi, je le dédaignais par bête orgueil, réticent de m'attacher à un groupe souvent qualifié d'élitiste (peut-être par crainte de ne pas savoir les apprécier d'ailleurs). Je crois bien que c'est Thomas qui m'a envoyé les albums, titre après titre de Pink Floyd, lors de nos longues conversations à sens unique, les mp3 restant sagement dans leur dossier, inécoutés. Jusqu'au jour où j'ai décidé d'acheter au Furet du Nord de Lille leur album Animals (1977) sur ses bons conseils. Puis j'ai enchainé mes écoutes avec Atom Heart Mother, et Meddle (1971), et j'avais mis le doigt dans l'engrenage.
Retour en 1970, Pink Floyd entame sa seconde mutation après la mise à l'écart de Syd Barrett, son leader et fondateur historique un peu trop enclin aux paradis artificiels. Le psychédélisme des deux premiers albums (The Piper at the Gates of Dawn en 67 et A Saucerful of Secrets en 68) les quitte peu à peu alors que Pink Floyd (Roger Waters à la basse partage le chant avec David Gilmour à la guitare, Rick Wright aux claviers et Nick Mason à la batterie) prenne un virage rock progressif, style qui a le vent en poupe à ce moment précis. Qu'est-ce que le rock progressif ? En deux mots, est progressif toute musique louchant d'un genre l'autre sans le quitter, ici le rock progressif est une trouvaille anglaise qui consiste à utiliser de nouveaux instruments venus d'autres genres (cordes, cuivres, choeurs) et s'inspirer des modes du jazz, de l'improvisation, de la durée et de la construction d'un morceau pour le composer, à savoir notamment celle-ci, classique mais ô combien efficace : exposition du thème, improvisation, retour du thème. C'est ce que va faire (brillamment) Pink Floyd avec cet album, tandis que la vague progressive va commencer à déferler avec en chef de file King Crimson dont on parle ici pas loin, mais aussi des groupes comme Yes, Genesis, Van Der Graaf Generator ou Emerson Lake & Palmer.
Tout d'abord, pour bien parler d'Atom Heart Mother, il faut se souvenir que dans les années 60/70, on écoutait des vinyles. Comme chacun sait, le disque est alors constitué de deux faces qui peuvent être gravées d'un peu moins de 30 minutes de musique. Et à l'époque, cette contrainte est aussi cruciale pour les compositeurs (bon seulement ptete pour ceux que ça intéresse de faire des morceaux de plus de 30 minutes, mais à l'époque ils sont un certain nombre en vérité !) car il faut aussi bien se rappeler que passées cette limite, l'auditeur devra manuellement retourner son disque afin d'écouter la suite de l'album, l'interrompant dans son écoute. Ainsi notre album est composé d'une première face avec la chanson éponyme et d'une seconde contenant quatre autres pistes. Très succinctement voici la face B : If est une ballade classique signée Waters rappelant la tristesse d'un jour de pluie à Hyde Park, Summer 68 un bijou de composition signé Wright sur les amours sans lendemain, Fat Old Sun le morceau de Gilmour est une sérénade avec un solo de dingo et le dernier bout de 13 minutes intitulé Alan's Psychedelic Breakfast un enchainement de mini saynètes sur un petit dej anglais (on entend même frire le bacon) mis en musique (peut-être le morceau le plus audacieux du lot mais aussi le moins pertinent à mon goût). Et maintenant revenons au morceau qui donne son nom à l'album, la pièce maîtresse du bousin :
Atom Heart Mother est un long morceau instrumental de presque 24 minutes qu'on pourrait découper en six parties (ou mouvements puisque le bousin s'inspire quand même pas mal de la musique classique) qui compte la présence d'un choeur, d'un orchestre et d'une section de cuivres, rien que ça. D'un lyrisme certain, avec une interlude groovy as fuck, le retour du thème annonce un collage sonore psychédélique avant un final grandiose et épique où le choeur chante à gorges déployées. Je ne saurais pas vraiment l'expliquer mais ce morceau m'évoque la première guerre mondiale, par ces bruitages, son air et orchestre un peu datés, mais toujours est-il que c'est une pièce de composition très ambitieuse et admirable dont une version live enregistrée à la BBC en 70 qui vaut le détour a été publiée il y a quelques années dans le coffret Devi/ation (2016).
Pour l'histoire, il se trouve que c'est en 2013, dans une soirée étudiante parisienne, que je rencontre pour la première fois Thomas, complètement par hasard, alors qu'il étudie le son dans l'école en face de la mienne. Je ne sais plus exactement ce que nous nous sommes dits ce soir-là, mais j'espère l'avoir remercié d'insister au sujet du Floyd.
THE DOORS – L.A. Woman (1971)
La carrière studio des Doors m'enthousiasme moins que certains de leurs lives. Leur ultime album studio ne contient pourtant pas que ces deux pépites dont la réputation n'est plus à faire. Le titre éponyme de 8 minutes d'un jazz-blues-rock dont seuls les Doors avaient le secret, chevauchée folle en décapotable à travers la Californie ensoleillée a marqué les esprits mais pas autant que le mythique de chez mythique Riders on the Storm. Sur fond pluvieux, la dernière chanson enregistrée par Morrison de son vivant nous raconte une autre route, empruntée par un jeune tueur, dans une ambiance unique où Krieger (guitare) et Manzarek (claviers) dialoguent sous les murmures du poète disparaissant dans l'ombre naissante. Intemporelles et indépassables horizons, il me paraît impossible de rivaliser avec l'ambiance de ces deux pistes magiques.
Pourtant outre ces deux chansons qui sont les plus ambitieuses jamais enregistrées et produites du groupe et qui clôturent à tour de rôle les deux faces d'un album avec une genèse qui ressemblait davantage à un parcours du combattant, il y a d'autres choses sur lesquelles se pencher quelques instants. Un exultant et rageur Changeling qui me rappelle les côtes sardes et mon petit vélo, parce que j'écoutais cette chanson entrainante pour m'aider à pousser mes roues sous le soleil. Love Her Madly, une pop song aussi efficace qu'un Love Me Two Times (album Strange Days, 67) ou encore des blues plus classiques du répertoire des Doors (Crawling King Snake, Car Hiss By My Window ou Been Down So Long). L.A. Woman possède cette aura d'album du crépuscule puisque même pendant son enregistrement, le destin des Doors était déjà scellé : Morrison, fatigué par 4 ou 5 années d'excès s'éloignant de la musique pour l'écriture « pure », expédia les sessions d'enregistrement. N'ayant plus fait d'apparition sur scène depuis décembre 1970, l'album sortira en avril 71 et Jim Morrison quittera la scène, rideau tombeau définitivement sur le charismatique leader un soir de juillet à Paris.
Une dernière ligne me force à parler d'une chanson qui ne fut pas retenue, à tort, de ces sessions. Parue à titre posthume dans les versions deluxe de l'album, Orange County Suite est une ballade fragile à l'ambiance frôlant les deux monuments déjà cités qui mérite amplement le détour et permet de prolonger la tristesse qui émane des dernières nappes de clavier de Riders on the Storm.
DAVID BOWIE – The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars (1972)
Aussi bizarre que cela puisse paraître, ma première rencontre avec Bowie me vient d'un jeu-vidéo. En 1999, mon père reçoit des CD promotionnels de démo de logiciels et de jeux avec ses magazines de matériel informatique habituels. C'est chaque mois un grand moment pour un jeune ado que de découvrir les dernières innovations vidéoludiques et c'est donc logiquement que sur l'un d'eux se trouvait la première démo jouable de The Nomad Soul. Fruit du travail du français David Cage et de son studio Quantic Dream dont c'est la première réalisation, vous êtes plongé dans la peau d'un agent de police transporté par une faille temporelle dans une ville futuriste sur fond de... David Bowie (qui prête également son visage au grand méchant d'un scénario alambiqué, typique des productions Quantic Dream). Huit chansons sont composées pour le jeu, dont une me marquera sans doute à jamais non seulement musicalement mais vidéoludiquement, je veux dire par là, pour son utilisation en jeu, à savoir New Angels Of Promise qui est la bande-son du générique présentant le jeu, se lançant au milieu de la démo et nous dévoilant une promesse d'une ville entière à explorer en 3D, parmi les toutes premières à l'époque nous laissant une telle liberté de mouvement et d’interaction. Je ne sais pas comment au juste, mais l'album hours (1999) de Bowie reprenant ces chansons finit peu de temps après dans la collection de disques de mon père et l'entendre ponctuellement tourner dans la chaine hifi me ramenait invariablement à rêver la puanteur futuriste d'Omikron. Et puis je n'ai plus eu de nouvelles de Bowie pendant un long moment. Je n'ai même jamais joué au jeu intégral. De 1999 jusqu'à 2009, j'ai grandi et pu étoffer par moi-même et mes rencontres (notamment via internet) une culture musicale balbutiante. Guitare faisant je me suis attardé sur le rock, puis sur celui qui trouvait ma préférence, celui des 60s/70s et bientôt le nom de Bowie ressurgissait tel le dinosaure qu'il était. Je dois à Marion, une jeune fille maladroitement amoureuse de moi qui me proposait de venir jouer chez elle à Shadow of the Colossus (sorti en 2006 sur la PS2 que son frère avait délaissé) contre des cours de guitare pour lui enseigner quelques rudiments de Led Zepp, une introduction au Bowie glam rock de ces années (puisqu'en traversant les âges, Bowie a connu moult périodes). Sous son (id)entité de Ziggy Stardust, un messager de paix et d'amour venant d'ailleurs sur fond de fin de monde, Bowie nous livre une flopée de titres un cran au-dessus de ses précédentes sorties. Plus travaillé et synthétique qu'Hunky Dory (1971) et The Man Who Sold The World (1970), il est pourtant entouré de la même équipe de musiciens (exception faite du producteur/bassiste Tony Visconti qui sera remplacé pour cet album par Ken Scott) au sein du même Studio Trident de Londres mais The Rise and Fall (pour faire court) est comme qui dirait touché par la grâce et sonne comme l'aboutissement de recherches et d'errances entre folk des débuts (Space Oddity) et tendance hard rock naissante (The Man Who Sold The World). Là je me dois pourtant de saluer l'immense travail de Mick Ronson, guitariste fidèle et arrangeur talentueux trop souvent oublié (pourtant toute la finesse et l'élégance d'un Transformer de Lou Reed en 72, c'est lui) qui signe à la fois des solos fous et assure une rythmique racée (qui ne peut sonner qu'anglaise à mes oreilles) à l'album tout en étant un monstre sur scène. L'alchimie nait, le succès est enfin au rendez-vous, Bowie rivalise dans les charts avec Marc Bolan (T-Rex) et Ian Hunter (Mott The Hoople), deux de ses influences directes et gagne une mesure d'avance avec son personnage androgyne, costumé, maquillé, aux contours flous et à la sensualité dévergondée, qui hypnotise et déchaine les passions. Bowie passe ainsi avec cet album de second couteau à icône pop en un battement de cils et ses albums précédents sont réédités pour répondre à la demande.
Que dire d'autre de The Rise and Fall si ce n'est qu'il enchaine classique sur classique (Five years, Moonage Daydream, l'intemporel Starman, Lady Stardust, Ziggy Stardust ou la fin grandiose Rock And Roll Suicide) comme peu d'albums l'ont fait ? C'est une liste de titres d'une pop léchée propulsée par le duo Ronson/Bowie à son meilleur et dont la collaboration s'arrêtera deux albums plus tard après un autre classique, Aladdin Sane (1973), pas aussi irrésistible que ce Rise and Fall si je puis me permettre.
METALLICA – Ride the Lightning (1984)
Au début des années 2000, pour les jeunes c'est plus l'même deal, la mode passait du baladeur CD ou cassette à une autre révolution en matière d'écoute de musique : le baladeur mp3. Le premier iPod débarque et une flopée d'autres appareils miniatures inondent le marché. Je reçois pour noël un de ceux qui, de la forme d'un gros tampon, possède une clé USB à l'une de ses extrémités afin d'en faciliter la charge et l'importation de mp3 téléchargés illégalement sur d'obscurs sites russes, eMule ou Limewire. Parmi ces titres, un groupe que vient de me faire découvrir mon cousin Vincent, le métalleux du Mans. Il a commencé la guitare électrique depuis quelques temps (et je le suivrai d'ici peu) et ne jure que par Slayer ou Testament. Mais c'est Metallica qui retient mon attention dans ce qu'il me fait écouter sur son ordi. Plus mélodique sans être moins direct, des titres (classiques parmi les classiques) comme Master of Puppets (de l'album éponyme de 86) ou One (And Justice For All, 89) me foutent déjà une sacrée claque à l'époque. Pourtant, deux autres retiennent particulièrement mon attention et je finis par les écouter en boucle, matin et soir, en revenant de navrants épisodes scolaires. Provenant du même album, Fade To Black (balade qui monte crescendo) et Ride The Lightning proposent toutes les deux des solos de guitare dantesques et des durées de presque sept minutes. Ces deux points d'orgue culminent sur le second album du groupe de San Francisco qui faisait ses débuts à peine un an avant avec Kill'em All (1983), album pilier du thrash métal au style uppercut du droit, 100% incapacité. J'ai lâché les mots « thrash métal » et la moitié de la foule s'est dispersée. Merde. Combien de fois ai-je entendu avec une peine incommensurable « oh moi, j'suis plutôt éclectique, j'écoute de tout, mais sauf du métal, ah non ça j'y touche pas ma p'tite dame » (fonctionne aussi avec le rap remarque) comme si tout de ce style était inaudible ou qu'il s'apparentait au crack. Eh bien par exemple, Metallica fait parti de ces groupes que j'ai souvent pu faire découvrir à des gens dont ça n'était vraiment pas le truc que d'écouter du rock et encore moins du métal, et Fade To Black a été un acteur de premier plan pour ces travaux de médiation culturelle. Mais revenons à l'album, puisqu'en un an, depuis le coup de tonnerre de Kill'em All, les compositions de Metallica ont gagné en complexité et en mélodicité, sisi, j'vous assure. La production a elle aussi évolué avec le succès et les moyens accordés au quatuor et on se retrouve avec un album iconique qui démarre au quart de tour en mode guerre froide « Fight Fire With Fire » et enchaine les bangers Ride The Lightning, For Whom The Bell Tolls, Fade To Black sans respirer (globalement le thème des paroles du groupe c'est la mort, vous l'aurez compris). La seconde face du disque s'offre deux titres plus dispensables (le tumultueux Trapped Under Ice et Escape) avant de conclure sur l'iconique Creeping Death et l'instrumental épique Call Of Ktulu de neuf minutes. Moins fougueux que son prédécesseur qui filait à tombeau ouvert, on sent que les compositions ont gagné en maturité dans ce Ride The Lightning, que Metallica se montre plus ambitieux et que c'est cette formule qui sera reprise pour les deux albums suivants et feront tout leur succès (car depuis 89 c'est bien triste) en classant leurs quatre premiers opus parmi leurs meilleurs et sans trop de difficulté parmi les meilleurs de leur style mais aussi de leur époque
THE DOORS – In Concert (1991)
Plus le temps passe, plus je reviens aux Doors. Et plus j'écoute les Doors, moins j'apprécie ce raccourci courant de n'en faire reposer le génie que sur la carrière météorique de Jim Morrison. À l'inverse, un bon live des Doors (puisque je prends le partie d'ors et déjà de surtout les écouter/recommander en public, le groupe prenant une dimension astrale en mélangeant morceaux, harangues aux publics et improvisations habitées) n'existe pas sans un Morrison « des grands soirs ».
Avec mes innombrables écoutes des lives des Doors (dont la qualité oscille entre médiocres, ratés et inégalés), il m'apparait de plus en plus clair que Morrison est un médium, une interface entre musiciens et réel, le public. Une éponge qui tantôt rejette la pression d'un show devant un stade entier dévoué à sa cause mais dont tout le monde extérieur épie les moindres dérapages pour en faire la dénonciation d'un groupe polémique à bien des égards (paroles subversives, conduites peu recommandables, moeurs volatiles) ou qui l'absorbe tant et si bien que noyé à coups de rasades de whisky, le bellâtre, futur VIP du club des 27 qui devait caner dans une baignoire parisienne pour parachever l'arc poète maudit de sa courte vie, s'effondrait purement et simplement, incapable de retisser le fil de ses propres délires mettant fin par là même – et au grand délice des médias – au concert. Mais il y a, fort heureusement pour nous, nombre de traces de l'une et de l'autre face de cette même pièce, et In Concert (qui est un best-of maquillé de trois performances : Absolutely Live en 70, Alive She Cried 83 et Live at the Hollywood Bowl 87 – ce sont les dates de sortie des albums, les enregistrements s'étalant entre 68 et 70) vous fournira le meilleur non seulement de Morrison, mais aussi du reste des Doors, trop souvent éclipsé par sa figure de proue imprévisible et légendaire. Ray Manzarek (claviers), Bobby Krieger (guitare) et John Densmore (batterie) passent à bien des égards comme les trois mecs de l'ombre derrière le chanteur charismatique porté aux cieux mais il faut leur redonner leurs lettres de noblesse, et chaque nouvelle écoute d'un live montre à quel point le train du trio de musiciens portait James le contrôleur ivre d'arrêt en arrêt où il n'avait plus qu'à assurer sa part du taf et saler le show de ses annonces sulfureuses d'entrée en gare.
In Concert regroupe donc des performances parmi les meilleures des titres phares des Doors. Au menu, des pistes qui dépassent les dix minutes pour les trois plus fameuses (Light My Fire en premier lieu, When The Music's Over et The End que vous pouvez entendre dans Apocalypse Now notamment), mais aussi des classiques (Soul Kitchen, Universal Mind ou la pop-song par excellence Love Me Two Times). Le seul bémol de l'album réside pour moi dans toute la seconde partie du premier disque, ce copieux et indigeste Celebration of the Lizard (pistes 13 à 19, délire mégalo de Morrison déjà présent et indigeste sur l'album Waiting for the sun de 68) mais franchement, pour la qualité du reste, difficile de bouder son plaisir et les initiés se replieront sur des lives plus particuliers (tel le Live at the Hollywood Bowl de 68 ou celui de Isle Of Wight en 70, le dernier enregistré de Morrison en fait).
Alors bien sûr, aujourd'hui en 2024, écouter les Doors quand on n'a pas l'habitude du rock façon 60s ou du psychédélique n'est pas la chose la plus simple. C'est dissonant, les claviers sonnent manège, la guitare peut sembler manquer de mojo, c'est pas toujours juste même si ça finit dans un ouf général par retomber sur ses patounes, parfois ça crie, ça marmonne parce que ça a oublié les paroles, c'est chaotique et y'a franchement des jours sans, mais bon Dieu, qu'est-ce que ça joue les Doors ! C'est réjouissant, vivant, y'a des moments de bravoure, de communion, bref en live les Doors emportent tout sur leur passage.
KYUSS – Blues for the Red Sun (1992)
L'époque est celle de Skyblog et du MMORPG (jeu en ligne) Dofus. Je ne me rappelle plus comment mais j'y rencontre Steffy qui habite par la magie d'internet à l'autre bout de ma région. Une relation à distance et virtuelle nait tout d'abord entre nous, jeunes lycéens, puis nous nous rencontrons, nous embras(s)ons, et bientôt, en échange du fait que je ne devais ni voir ni adresser la parole à d'autres personnages du sexe féminin, elle m'initiait à un plaisir solitaire : Kyuss.
Un élément incongru fait qu'un peu malgré moi, j'attache une importance au fait que cet album soit sorti l'année de ma naissance, comme s'il m'était secrètement destiné. J'ai donc découvert Kyuss avec cet album et plus particulièrement sa quatrième piste : 50 million year trip. La première chose qui saute aux oreilles c'est le son très particulier du groupe californien. Fondé en 89, premier album l'année précédente, Kyuss (prononcer « kaille-ousse ») est un groupe d'un nouveau genre en plein essor dans son coin : le stoner. Imaginez le paysage, on est en plein désert autour de la vallée de Coachella, dans une maison abandonnée, des gars à fond sur Black Sabbath ou Hawkwind fument pétards sur pétards en répétant tandis que le guitariste n'a plus qu'un ampli basse pour se brancher, le rythme de la soirée s'étire, s'alourdit, les distorsions profondes creusent des sillons dans lesquels des impros héritées du psychédélisme s'articulent. Voilà un peu à quoi ressemble Kyuss. Mais Kyuss ne sonnera que et uniquement comme Kyuss qu'avec sa rencontre de Chris Goss, leur producteur pour cet album et les deux autres à venir (Welcome to Sky Valley en 1994, et And the Circus Leaves Town sorti en 1995). Avec Goss derrière les manettes, John Garcia (chant), Josh Homme (guitare, futur leader des Queens of the Stone Age), Brant Bjork (batterie) et Nick Oliveri (basse) enregistrent le premier d'une trilogie de trois albums parfaits.
Kyuss synthétise pour moi tout ce que j'aime en matière de rock : un son caractéristique, des chansons qui peuvent lorgner la dizaine de minutes avec des solos infernaux (Freedom Run), des accalmies jouissives (Thong Song), des gros morceaux rentre-dedans (Green Machine) et une diversification parcimonieuse avec de l'acoustique (Capsized) à l'image de la voix éraillée de Garcia qui tantôt hurle comme un dingo ou nous dévoile son côté le plus doux (50 million year trip culmine dans l'exercice). La formule est réutilisée à l'identique pour notre plus grand bonheur dans les deux opus suivants et elle fonctionne toujours autant. Cependant Blues for the Red Sun ayant la primeur de la nouveauté dans l'exercice et le badge « I'm a 1992 Baby », je ne peux que flancher à l'écoute de ce monument du stoner.
METALLICA – Live in Seattle '89 (1993)
Initialement paru en VHS dans le coffret dont j'ai longtemps rêvé du Live Shit : Binge and Purge sorti en 1993 comprenant 3 ou 4 lives sur différents supports, le Live in Seattle du Damaged Justice Tour est ressorti en version remastérisée sur la dernière édition deluxe d'And Justice For All (2018). J'ai un affect particulier avec ce live car je l'ai notamment saigné à vélo, et dès qu'il fallait affronter une difficulté, un col, une journée de merde sous la flotte, c'est ce dernier que je me mettais pour passer entre les gouttes. Avec une setlist piochant à loisir dans leurs quatre premiers albums (mes quatre préférés donc), avant le changement vocal drastique d'Hetfield qui marquera un tournant dans la sonorité du groupe (survenant après cette tournée, le chanteur s'abimera violemment la voix le forçant à prendre des cours de chant afin de la ménager), on est en présence du Metallica quasi pur jus (si on excepte la tragique mort du bassiste Cliff Burton dans un accident de la route en Suède en 86 mettant fin à la tournée de promotion de Master of Puppets), dans une forme olympique avec un répertoire rodé qui va à 100 à l'heure et surtout, des showmen comme seule l'Amérique en a produit. Car autant je ne me suis jamais senti proche des personnalités qui forment Metallica (qui ont tous l'air d'être de sacrés cons il faut le dire), autant l'énergie qu'ils produisent, leur attitude de branleurs nonchalants qui trônent sur la scène métal et empilent les hits laisse rêveur. Et quand il s'agit d'envoyer la sauce, ce Metallica est là. D'une constance à faire pâlir un acteur X sous viagra, les harangues à la foule pour leur en demander plus pleuvent car putain chacun doit faire sa part du taf, alors le public rage, exulte et gueule à nouveau de tout saoul « Seek and destroooooy », c'est des moments de dingue qui nous sont permis de vivre. Et comme je vous ai dit, ce Live in Seattle de 89, contrairement au Live Shit de 93 à la voix du Hetfield 2.0, possède une setlist de fou et deux rappels (!) tellement la marée humaine gronde et les enfers déchainés : Blackened, One, The Four Horsemen, Battery, Fade To Black, Master Of Puppets évidemment, And Justice For All répondent à l'appel mais avec Whiplash pour fermer le bal, bref tout est parfait de bout en bout.
Malheureusement, il ne subsiste pas beaucoup de témoignages de bonne qualité des tournées des quatre premiers albums, alors reposons-nous sur ce cadeau des cieux et continuons de siffler comme des dingos les solos mythiques d'Hammett (tant qu'il pouvait les jouer) ou chanter tous en choeur, avec les milliers d'immortels présents, les refrains ravageurs d'un bon vieux Seek And Destroy. Metallica a rarement fait mieux qu'un de ces soirs-là en matière de tremblement des murs et réveil des voisins.
FISHMANS – 98.12.28 Otokotachi no Wakare (1999)
Aux prémices de Senscritique, je navigue de pages en pages avec déjà un attrait vague pour la musique japonaise dont je ne connais pas grand chose (bon pour tout ce qui vient de ce pays en vrai) si ce n'est Nujabes (dont je vous parlerai un peu plus tard). Le producteur de jazztronica compose une partie de la bande-son du culte Samurai Champloo diffusé en clair sur Canal+ en 2005 qui est un mix osé entre samurai vagabonds (des « ronin » pour être plus exact, des épéistes sans maître) et du hip-hop anachronique (notamment véhiculé par la bande-son). Imaginé par le génial Shinichiro Watanabe (également à la baguette de l'animé Cowboy Bebop par exemple – mixant jazz et chasseurs de prime dans l'espace), l'animé rencontre un franc succès dans son petit milieu grâce à son originalité, son trio de personnages de qualité et ses ambitions cinématographiques (avec une réalisation de plans uniquement possibles grâce à l'animation). Et puis à plusieurs reprises, je vois cité cet album live d'un groupe dont je ne sais rien puisqu'il y a presque 15 ans, personne ne s'intéressait à la musique nippone qui jusque là restait un secret bien gardé par les japonais et leur barrière linguistique. Pour autant, à cette époque, je pense bien l'avoir téléchargé sur ces recommandations mais je n'avais jamais réussi à l'écouter intégralement, cela n'est venu que bien des années plus tard.
Car bien des années plus tard, je retrouvais toujours cet album niché dans les tops des meilleurs live jamais enregistrés, ou des meilleurs groupes japonais et les Fishmans, jusque là, je n'y étais jamais arrivé. Le déclic est venu avec Long Season. Long Season est un morceau unique qui compose un album à lui tout seul. Il dure une quarantaine de minutes (trente-cinq pour la version studio de 96) et est présent sur ce live dans ce qui est sans doute sa meilleure version jamais jouée.
Avant toute chose, oubliez tout ce que je vous ai dit à propos des animés et des mangas, puisque Fishmans n'a strictement rien à voir avec l'univers manga des weebs et des otaku. Fishmans est un groupe qui ne sonne à peu près comme aucun de ceux que vous connaissez. Ils produisent de la dream pop, un courant assez particulier, lent, expérimental et bizarrement relaxé/relaxant. Couplé au fait que le groupe a fait ses débuts dans la dub (sous-genre du reggae à l'échelle 6 splifs et un pur pour se finir), on obtient une dream pop toute particulière qu'un morceau comme Ikareta Baby (album Neo Yankee's Holiday de 93) illustre parfaitement. Ce live a deux choses à nous montrer. La première, la plus évidente, c'est qu'il est un best-of (et une porte d'entrée) parfait(e) de la carrière des Fishmans. La setlist pioche dans tous les albums, les titres non seulement s'enchainent sans qu'on s'en rende vraiment compte mais sont en plus, un par un, sublimés par leur interprétation live et ceci est valable du premier titre (Oh Slime) de ce double album jusqu'au dernier (Long Season). La seconde est intimement liée à l'histoire des Fishmans, puisque si ce live est un excellent best-of exempt de tout reproche, c'est aussi un testament puisqu'il sera le dernier du groupe. La voix de Shinji Sato, chanteur/guitariste et principal compositeur des Fishmans, résonne dans tout ce live comme étant son ultime apparition sur scène avant de décéder 3 mois plus tard à l'âge de 33 ans des suites d'une faiblesse au cœur qu'il trainait depuis son plus jeune âge. Sachant cela, ce serait aller bien trop vite en besogne que de dire que ce live ne vaut d'être écouté que quand on sait cela, mais inévitablement, l'écho de ces titres sonne différemment quand on imagine que Sato se savait condamné et que c'était vraisemblablement la dernière occasion pour lui de les jouer en public. Alors les Fishmans l'ont fait de la plus belle des manières et Dieu merci, c'était enregistré.
DEUS – The Ideal Crash (1999)
Connaissez-vous des artistes belges ?
Ce n'est absolument pas le début d'une mauvaise blague mais peut-être pourriez-vous citer Ghinzu (le groupe a connu son succès avec Blow en 2004 et leur single Do You Read Me), Soulwax (qui a eu aussi ses heures de gloire) ou Brel, ou Arno, Axelle Red, Gotye (sisi, le mec de Somebody I Use To Know est belge), Hooverphonic (sisi, le groupe qui chante Mad About You est également belge), Stromae, Adamo ou toute la folle bande de précurseurs de la house des années nonante, tout ça c'était des bonnes réponses. Mais peut-être que la meilleure des réponses serait dEUS.
Il en faut une sacrée paire pour ouvrir son album sur un larsen particulièrement agressif qui rendrait un modem 56k jaloux. Après deux essais (Worst Case Scenario en 94 et In A Bar, Under The Sea en 96) salués par une critique mi-figue mi-raisin devant un groupe qui explore de nouvelles contrées en matière de rock « alternatif » (d'autant plus alternatif que dEUS pioche dans pas mal de registres dont le jazz/free jazz pour proposer ses collages sonores et albums aux cent visages qui décontenance un peu l'auditeur – même moi je dois le dire), un line-up qui change tout autant de fois, le groupe phare de la scène d'Anvers passe par la case Espagne pour enregistrer ce que je m'accorde à dire comme être son tout meilleur album. Suivant les lubies du leader Tom Barman, seule pièce de l'échiquier qui ne bougera pas, The Ideal Crash suit la trace du sillon creusé par les deux albums précédents mais avec une maestria qu'ils ne peuvent que lui envier. Est-ce que le disque en est pour autant devenu « commercial » ou « trop facile » ? Loin de là.
Pour qualifier la musique des belges, j'ai toujours eu envie de réutiliser ce terme d'art rock qui ne voudrait pas dire grand chose si ces mêmes flamoutches ne s'amusaient pas à sans cesse se foutre dans des postures et repousser les limites du genre, par exemple en ouvrant cet album (qui pavera la route de leur plus grand succès, Pocket Revolution, en 2005) sur ce larsen pour faire fuir d'emblée tous les durs de la feuille ou les incurieux. Mais ça ne s'arrête pas là parce que le groupe joue constamment sur cette fine corde musicale de l'harmonie sonnante et dissonante (particulièrement illustré dans ce premier titre Put The Freaks Up Front) dans des formats de chansons aux ramifications imprévisibles et trouvant que trois ou quatre minutes ne sont jamais assez pour expérimenter et diluer leur message dans de nouveaux arrangements (ce synthé anxiogène d'Everybody's Weird par exemple). Je vous ai dit que l'album avait été enregistré en Espagne, mais il n'a d'espinguoin que le titre d'une des deux plus belles gemmes de cet album à savoir Magdalena et Instant Street. En fait l'album enchaine son rock belge bizarre et passe d'un registre à l'autre avec un brio monstre comme le montre l'enchainement d'un caressant Sister Dew à cinq pistes plus loin ce Magdalena orgasmique qui lui-même fait suite à Instant Street qui explose tout sur son passage.
Un peu à la manière des Fishmans, je trouve que dEUS ne ressemble à rien d'autre que dEUS. En matière de rock, ça n'est pas courant de devenir son propre mètre étalon tant la musique est histoire de références à ce qui nous a précédé et influencé, alors ici on retrouve des petits indices de tout ça, mais le produit final est bel et bien quelque chose de nouveau, de frais, d'inattendu, et c'est un bonheur sans nom de tomber sur ces heureux événements qui revigorent et complètent le panorama rock qui a parfois tendance à devenir paresseux et se répéter, nous lasser. The Ideal Crash est un album exceptionnel offert par un groupe d'exception(s).
FUGAZI – The Argument (2001)
Ian MacKaye est un sacré morceau à lui tout seul. Au début des années 80, il est l'acteur principal de la scène punk hardcore de Washington D.C. dont émanera notamment le chanteur Henry Rollins (qui rejoindra la formation californienne iconique de Black Flag) et le propre groupe de MacKaye, Minor Threat, à l'influence considérable, redéfinissant les contours d'un punk bien endommagé par le coup monté Sex Pistols et la voie de garage empruntée par les Clash qui quelques années auparavant perdent (musicalement au moins) toute la rage de leur punk des débuts et symboliquement toute leur crédibilité en signant chez la grosse major Columbia Records.
Pas loin de dix ans ont passé depuis la première vague punk et Ian MacKaye a l'audace de penser qu'il est encore possible de faire du punk en restant punk, c'est à dire non seulement en ne marchant pas avec la grosse industrie qui bon gré malgré récupère tout ce qui finit par faire parler de lui, mais également en respectant sa propre éthique et ses convictions politiques. À cette fin il monte le petit label Dischord Records, pour garantir son indépendance vis à vis des majors tout en ayant la chance de produire et faire croquer d'autres petits groupes locaux. À ce jeu là, c'est pourtant la recette express de Minor Threat qui marquera les esprits avec des paroles ostensiblement revendicatrices, un tempo à fond les ballons et une forme d'urgence : le message doit être passé, vite et bien, clair et concis. De paire avec la musique, MacKaye milite pour une vie sans drogue, alcool ou débauche et deviendra le chantre de la philosophie Straight Edge (en plus d'être une incarnation accomplie du Do It Yourself – fais-le par toi-même dans la langue de Molière, et n'attends pas qu'on vienne te sonner les cloches pour faire tes trucs), bien loin de l'image jusqu'alors véhiculée par la mouvance punk qui hérite ses travers d'un bon vieux sex, drugs and rock n' roll en plus d'un look d'animal de foire rôti à la bière. La carrière météorique du groupe Minor Threat (un unique album, Out Of Step en 1983) prépare celle du prochain groupe de MacKaye : Fugazi.
Entouré de Brendan Canty (batterie), Joe Lally (basse) et Guy Picchioto (chant/guitare), Fugazi est formé en 86 mais ne sortira son premier album (13 Songs) qu'en 89. Dès les premières mesures, on prend note du temps qui a passé depuis Minor Threat et l'évolution de l'orientation musicale de MacKaye, Fugazi n'appartenant plus à un punk hardcore selon lui révolu et passé mais à ce qu'on nommera du post-punk ou du post-hardcore (notez qu'on trouve toujours des groupes de l'un ou l'autre mouvement de nos jours, le style musical n'est pas tant lié à une période même si son origine en est quelque part symptomatique). Bon le punk j'imagine que vous en avez une idée, ça nous vient musicalement si on remonte milieu/fin sixties à des influences multiples des Kinks et des Who côté briton, des Stooges et du MC5 côté Detroit et puis milieu seventies, dans la Big Apple, suite à l'épisode glam rock des New York Dolls, leur guitariste Johnny Thunders monte un nouveau groupe (The Heartbreakers) avec un charlot qui s'habille avec des fringues déchirées et qui a plus vu son coiffeur depuis un bail, Richard Hell (ex-bassiste de... Television, c'est fou comme le monde est petit!) qui guidera musicalement ET vestimentairement le mouvement. En 75 c'est le premier album des Ramones, deux ans plus tard ceux des Clash et des Sex Pistols, bref le truc est lancé. Mais le post-punk ? Bon d'accord, c'est ce qui vient après le punk, mais c'est surtout une manière de qualifier ce qui le dépasse en utilisant ses ingrédients. Et je ne parle pas que de musique (je reviens à ma parenthèse sur ce qui fait du rock le plus pur les Rolling Stones par exemple) car parmi ces ingrédients (look mis de côté) on retrouve l'attitude, l'énergie insufflée. Il y a une contestation certaine dans le punk, une rancoeur, une colère et une insatisfaction dans l'état des choses qui fait la force de sa musique. Une envie de justice sociale qui gronde même si les instruments ne connaissent plus le rythme effréné d'un hit comme Blitzkrieg Bop. Le meilleur exemple qui me vient c'est la chanson Shut The Door qu'on trouve sur le second album de Fugazi (Repeater en 90). Bien entendu dans sa sonorité on sent quelque chose de rageur, propre au punk mais si sa structure musicale commence comme un classique couplet/refrain répété elle abouche à une montée en puissance donnant lieu à des impros (dédoublées en live) avant que la basse ne rejoue son motif et que quatre ou cinq minutes ne se soient écoulées. Bien loin donc du standard radio de moins de trois minutes dont s'émancipe de plus en plus ces progressistes de Fugazi, c'est aussi sur le contenu des paroles que je me dois de m'arrêter avec un Blueprint du même album. Longtemps je me suis répété ces dernières « Never mind what's been selling, it's what you're buying » (peu importe ce qui se vend, ce qui compte c'est ce que tu achètes) qui marquent aussi une sorte d'évolution face à une philosophie anar à l'emporte pièce parce que peut-être que mon parallèle est trop ambitieux mais le post-punk a prit la mesure de la complexité de la société de masse, globalisée et capitaliste (à la manière du post-modernisme en littérature 40 ans plus tôt). Tout ça nous amène quelques albums plus loin.
À l'aube des années 2000, je repère la pochette d'End Hits (1998) qui truste toujours les bacs de mon disquaire, pourtant même si je l'écoute, je ne suis pas encore prêt à aimer Fugazi qui propose un punk parfois proche du hardcore de ses influences, lorgnant sur une sorte de math rock (comme ce début de la piste Break) mais surtout avec une ambiance un peu inquiétante, dissonante qui n'est pas si simple à apprivoiser dans le torrent tumultueux des titres qui soufflent tantôt le chaud (Caustic Accrostic, Five Corporations) tantôt le froid (Pink Frosty, Recap Modotti). C'est encore trop sophistiqué pour moi. Un peu à la manière d'un court bouquin, écouter un album demande une certaine disponibilité d'esprit, d'y replonger et de le relire pour s'imprégner de chacun des chapitres et de piger les nuances derrière l'impression globale de l'oeuvre. Et parfois en plus, il se trouve qu'il faille certaines clés pour saisir toute la profondeur du message, le replacer dans un contexte et connaître leur auteur, alors c'est bien des années plus tard, avec The Argument (2001), leur ultime album, que je me repenche sur ce groupe dont je savais qu'il était notoirement respecté. Pourquoi respecté ? Parce que Fugazi est resté ce « petit » groupe indépendant et autoproduit sur son propre label et dont le prix des disques et des places de concert est resté quasiment inchangé (et particulièrement bas et accessible) de ses débuts à sa fin malgré son succès de niche et qu'il n'a pas cédé un centimètre en matière d'engagement (antiraciste, antifasciste, égalitaire notamment). Les ingrédients depuis 13 songs sont toujours les mêmes, mais la décoction d'une décennie a allongé et complexifié les compositions en plus de calmer le jeu de Fugazi (The Kill, Life And Limb) qui n'hésite plus à souffler chaud et froid au sein de la même piste (Cashout, Ex-Spectator). Reste que si The Argument est l'album qui montre ostensiblement le plus de travail de post-production (initié sur End Hits mais contrairement aux précédents qui étaient plus dans une vibe stricte d'enregistrement live, pas de prises séparées des instruments, tous dans la même pièce comme en répet'), ça reste toujours bien brut de décoffrage (Full Disclosure, Epic Problem) autant que ça y gagne en douceur (magnifique Strangelight). The Argument réalise une sorte de grand écart ultra gracieux au milieu d'un champs de ruine en rognant, c'est vrai, un poil sur son côté full uppercut du droit (mais pour ça les puristes se retourneront sur les premiers opus), mais garde à mon goût ce côté hyper mature du « je peux te jouer ce que tu voulais entendre » en plus d'y apporter de nouvelles sonorités bienvenues et « plus accessibles pour les novices ». Alors certes c'est l'album chant du cygne pour Fugazi, mais The Argument est une magnifique expression du talent de ces quatre zigues et un superbe point final à leur carrière ensemble.
DAFT PUNK – Alive 1997 (2001)
Originalement sorti sur le Daft Club Service avec un accès anticipé pour les heureux acheteurs d'un édition limitée de Discovery (2001), ce live enregistré en novembre 1997 à Birmingham est l'un des derniers de leur tournée promotionnelle Daftendirektour pour la sortie de Homework, leur premier album, en janvier 1997. Il est le fruit d'une sélection des deux compositeurs (Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo) de la plupart de leurs prestations live enregistrées et a été mis à disposition de leur fan club sélectif en téléchargement d'abord puis à la vente quelques mois après la parution de leur second album mine à hits, Discovery. Si le Daft Club Service sera fermé en 2003 et que les quelques titres mis à la disposition des fans se retrouveront sur la compilation du Daft Club (paru en décembre 2003), ce live suscite tout de même une surprise chez l'auditeur qui s'attache à l'ordre de parution des disques – rares – de Daft Punk. Discovery établit à lui-seul la définition de French Touch : cette house pop, au son pointu, samples minutieux et au soin particulier, où l'on retrouve mêlés Chicago et Detroit, les piliers de la house, de la funk et du disco. Alive 1997, lui, vient ponctuer et mettre un terme au règne des rave party, de la techno folle et festive qui laisseront leurs place et peau aux dancefloor du monde. Alors quelle idée vient piquer le duo de migrer et renier ses origines ? Avant Discovery, Alive 97 représentait la première période de Daft Punk, celle de la techno issue des synthétiseurs analogiques, des prémices mais non encore de la complète informatisation des signaux électroniques loopés, vocodés ou que sais-je. On est encore dans du manuel, des instruments à programmer, qui émettent des signaux et que les deux jeunes parisiens s'amusent à bidouiller et triturer (Rollin' and Scratchin' ou Rock 'n Roll pour exemples, sur l'album Homework). Tandis qu'en 2001, on est déjà passé à l'aire du numérique et qu'en lançant la galette de Discovery dans le lecteur pour lui laissait diffuser ses premiers samples et ses kicks caractéristiques, on comprend que le monde a changé pour le duo et qu'entre les albums de Homework et Discovery, ils ne sont pas restés sur leurs acquis mais ont trouvé le temps de mettre à jour leurs connaissances du milieu de la musique électronique, monde à l'instar de l'informatique auquel il est indubitablement lié, en évolution rapide et perpétuelle depuis quelques années. Le duo nous sort ce live d'un temps quasiment révolu. Alors certes, il répond sans doute à des demandes de fans de la première heure et à une popularité toutes légitimes mais il a été bien vu de n'en pas faire l'élément de campagne d'un album (Discovery donc) qui n'avait alors, avec lui, pas grand chose à voir.
Ceci étant dit, je me vois dans l'obligation de me pencher un peu plus sur le contenu du disque plutôt que son contenant et sa symbolique. Mais là, je crains de n'avoir en fait qu'assez peu de choses à dire. Ce live choisi de la tournée de 97 est celui dont la qualité d'enregistrement est la meilleure, de tous les autres bootlegs (enregistrements ou diffusions non officiels) qui peuvent se trouver sur la toile (je pense aux lives du Pukkelpop et du Rex de Paris dont les qualités audio sont moindres sans être révoltantes), est d'après moi, un tour de force. On retrouve bon nombre de morceaux issus de l'album Homework (qui restera mon préféré bien que ce ne soit pas celui avec lequel j'ai grandi), des improvisations, une partie du remix d'Armand Van Helden de Da Funk et un sample mystérieux à la trente sixième minute (Pulsar par Retro/Grade, sorti à posteriori en 2010 en version digitale, je n'ai pas pu éclairer l'énigme de sa présence, sans doute que quelques fans avertis sauront démêler la situation pour moi). L'ambiance est folle, le set alterne accalmies et moments de pure transe dans ses quarante-cinq minutes, bref, un des très rares instants de techno (voir de musique à l'instar d'un Pink Floyd par exemple ou d'œuvres totales) que l'on ne s'autorisera pas à couper, une fois lancé, sous aucun prétexte.
Vient alors que pour moi, ce live a une histoire toute particulière. En effet, il y a quelques années je travaillais comme coursier à vélo dans la capitale et avait pour mission de livrer des plis pour divers clients et parfois avec une contrainte de temps particulière que nous appellerons "Express". Trouver l'expéditeur, prendre le colis et le livrer au destinataire en moins de cinquante minutes dans tout Paris et proche banlieue est parfois une mission difficile et vous comprendrez par vous-même, que par stress, obligation, trafic, cet allié à la durée miraculeuse de quarante-six minutes que fut Alive 97, rythma nombre de mes courses.
Devenus un mythe à démasquer à part entière tels nos contemporains Aphex Twin ou Gorillaz (le deuxième cas est un peu plus complexe, mais pour nous, enfants à l'époque, l'idée qu'un seul homme se cachait derrière ce groupe était impensable et sublime à la fois), les apparitions et collaborations (qui n'ont pas manquées entre 95 et 2003, par exemple la carrière solo de Bangalter, Le Knight Club dans lequel officiaient Homem-Christo et Eric Chédéville, ou les maxis Stardust, Together ou d'autres) épiées du duo français se sont faites de plus en plus rares avec le temps.
Cependant, si on a coutume de ressasser le galimatias, poncif éculé du "rock is dead" ou celui du « la techno c'est pas vraiment de la musique parce que c'est fait par des machines » (et ces derniers doivent salir leur benouz avec les dernières innovations de l'IA), j'ai plutôt tendance à penser qu'en réalité, l'horizon du rock comme groupe guitare/basse/batterie plan plan a été finalement et largement dépassé et que son flambeau continue d'être hautement et brillamment tenu, même dans des genres qui à première vue en paraissent lointain.
Si ce rock a bien changé, son public pas tant. On se met toujours des races, on prend des pills et on se donne à fond en festival. Mais Daft Punk, n'est-ce pas l'oeuvre de deux musiciens qui formaient au début des années quatre-vingt-dix un groupe de grunge appelé Darlin' qui fut traité par un critique anglais de "punk stupide"? N'est-ce pas simplement et presque exclusivement des tempos rock classiques (et les fameux quatre temps respectés avec scrupule) et surtout deux parties: une rythmique et une soliste, attribuées à chacun des deux musiciens dont les rôles étaient de tenir la basse (Thomas) et l'autre la guitare (Guy-Man), qui composent toutes leurs instrumentations? Nous retrouvons dans Alive, l'essence de ceci, exacerbé qui plus est par l'alternance, le jeu et la cohésion des deux musiciens. Oui Daft Punk avait ce côté très accessible, très pop, mais aussi je le soutiens, très rock dans ses premiers temps illustré par le retour des guitares dans Aerodynamic puis plus tard sur l'album Human After All, 2005, jusqu'à la funk et une manière de passage au second plan de leur caractère et jeunesse électro dans leurs dernières sorties de Random Access Memories en 2013. Leur séparation récente de 2021 tournera définitivement la page d'un duo que le succès planétaire de Discovery en 2001 aura poussé à la discrétion (notamment pour se libérer du temps à passer en studio).
OPETH – Deliverance (2002)
J'ai commencé à écouter du métal au collège, en suivant la voie pavée par Camille et Héloise qui me faisaient découvrir System Of A Down, Slipknot, Evanescence et j'en passe. Mais à l'époque où je commençais la guitare, c'est essentiellement mon cousin (qui me devançait d'une année dans son apprentissage autodidacte) qui me recommandait d'écouter tel ou tel groupe pour progresser, ainsi j'étais initié à Metallica, Megadeth, Testament, Slayer et compagnie. C'est à cette époque aussi que j'ai vu mon premier concert, je veux dire d'un groupe que j'aimais et écoutais, très tard d'ailleurs puisque jusque là, les rares petits concerts auxquels j'avais assisté étaient surtout des performances où mon père m'avait trainé, de ses goûts à lui. Ainsi un soir, au Splendid de Lille, pour la tournée de promotion de The Blackening (2007), je voyais pour de vrai Machine Head et récoltais même le médiator de Rob Flynn, j'étais muté en fan adoubé et l'album tournait en boucle sur le player du PC de mon père tandis que je me butais sur le multi en ligne du premier jeu de la saga Halo (marrant qu'une chanson – excellente – de l'album porte ce même nom d'ailleurs). Bref tout ça nous amène au jour où dans ma saga Machine Head, mon cousin me montre un riff facile d'un groupe qu'il vient de découvrir et qui ressemble à Machine Head, mais qui ne vient bizarrement pas des States. Car Opeth est un groupe suédois. Alors on pourrait penser à l'anomalie ou à l'exception quand on ne connait pas bien la scène métal, mais figurez-vous que les vikings originels sont quand même des brutasses enclines à manger des enfants crus et saillir des cervidés avant de les épouser puis s'en faire une nouvelle paire de pantoufles, une sacrée inspiration donc pour nos métalleux modernes. Et c'est vrai qu'avec ces prédispositions génétiques, outre le métal, une scène vraiment importante en matière de rock bien véner existe en Scandinavie (je pense à Truckfighters ou Lowrider pour le stoner, Kairon Irse pour le shoegaze par exemple ou Emperor pour le black métal mais leur scène est vraiment prolifique).
Premier constat à l’époque : le riff principal de Master's Apprentices est simple et diablement efficace.
Second constat : la chanson dépasse les dix minutes (comme les cinq autres de l'album en fait, pour mon plus grand plaisir) et passe par différentes phases, c'est du pur métal progressif qui sait alterner brillamment des trombes de violence à la douce interlude passionnée et ça m'fait penser à ça mais Opeth ressemble terriblement à une incarnation de la Belle et (pas du clochard non) de la Bête. D'un côté le monstre qui beugle sur les lourdes guitares tranchantes et une minute après, dédoublement de personnalité, transformation en Roméo qui compte fleurette en poussant la chansonnette. Et c'est la même personne tout au long de la chanson ! Diable de Mikael Akerfeldt ! D'un coup il switche des chants gutturaux clichés du métal de barbare à des séquences d'une douceur et d'un onirisme rare. Peinture : vous êtes au bord d'un lac embrumé, une sirène fait flip flop et vous vous retournez, paf, dans le cimetière où vous mangiez votre kanelbullar, une goule vous rote à la gueule, c'est un peu ça l'ambiance Opeth. En tout cas, ne vous fiez pas trop à l'imagerie dark-j'vaism'pendresij'retrouvepasmoneyeliner (y'a une myriade de groupes style Behemoth pour ceux qui veulent se faire souffrir), Opeth ça envoie du lourd tout en restant hyper mélodique (et donc écoutable, après bien entendu, ça reste du métal donc y’a toujours ce lot de fulgurances dont l’incipit sauvage, Wreath) et cet album me paraît sans faille dans l'exercice avec des moments de bravoure (la fin de Deliverance et l'intégralité de Master's Apprentices) tout simplement, hmmm, délectables.
THE LIBERTINES – Up the Bracket (2002)
Il y a des albums qu'on écoute beaucoup, auxquels on s'attache parce qu'ils sont le reflet ou la bande-son de quelques années de votre vie. Eh bien les Libertines sont pour moi la fin de mon lycée, mon amour de trois années avec Sarah, mon amitié avec Lorenzo ou notre groupe à tous les deux, qui essayions de singer le duo Barat/Doherty à la tête des Libertines.
Exactement de la même manière que le Pink Floyd que Thomas me pressait d'écouter, Lorenzo, qui était à ce moment de ma vie le seul ami avec qui je pouvais jouer de la guitare, insistait pour que je me penche sur les Libertines. Moi, je m'étais arrêté à leur façade médiatique de rock band éclipsé par les frasques de Peter Doherty, dont le couple sulfureux avec Kate Moss attirait toutes les mouches à merde de la presse people. Et puis même après leur séparation en 2007, le gars addict à l'héro, peu fiable dans ses prestations, annulant ses concerts le soir-même parce que débranlé en coulisses ou tout simplement absent, me brossait un portrait qui ne donnait pas spécialement envie de découvrir ses œuvres. Et un jour, sur le tard, alors que les Libertines n'étaient plus que de l'histoire ancienne et que l'appareil médiatique était passé à autre chose, pendant que plus personne ne me pressait, j'ai osé.
Je me souviens avoir été subjugué par cette pop-punk savamment dosée entre refrains qui gonflent la poitrine et guitares ravageuses. Mais je me souviens aussi avoir été encore plus bluffé quand Lorenzo m'a joué un ou deux de leurs morceaux et que je me suis rendu compte que toutes les mélodies que j'aimais désormais n'étaient en fait que de simples grilles d'accords, rien que ça, et qui pourtant sonnaient d'une manière si efficace.
Pour faire très simple, nous n'allons parler que des deux premiers albums. Les deux suivants (Anthem for The Doomed Youth sorti en 2015 et All Quiet on the Eastern Esplanade en avril 2024) n'ont plus grand chose à voir avec l'esprit originel du groupe londonien, font suite à plusieurs séparations même si le line-up resta inchangé et sont surtout pour les membres une manière à peu près sûre de banquer sur leur héritage musical colossal de leurs débuts. Il faut dire que sortant de la même vague d'un revival garage plus calibré pop qui a vu apparaître The Vines (en Australie), The Strokes (à New York), les Libertines sont la réponse du berger à la bergère et le fier porte-étendard de Sa Majesté dans une Angleterre qui depuis l'arc Oasis-Blur (et quelques excentricités comme Teenage Fanclub, Radiohead, Pulp ou tout ce que le journal NME a trouvé à se foutre sous la dent) n'avait plus grand chose à proposer à la jeunesse en manque de rock. Fin des années 2000, deux freluquets du nom de Carl Barat et Peter Doherty deviennent meilleurs amis du monde et composent leurs premières chansons. Sur la base d'une demo baptisée Legs 11 présentant un rock bien écrit et frais , le duo est rapidement pisté par Rough Trade (gros label historique indépendant anglais) alors qu'ils sont rejoints par le batteur Gary Powell fin 2001. Là tout va s'enchainer très vite pour le groupe qui va abattre un nombre de « guerilla gigs » (des concerts clandestins ou organisés à l'arrache chez eux, stimulant les fans de la première heure du groupe et créant à chaque fois l'événement) improbable tout en se collant dans les pattes le producteur Mick Jones (ex-guitariste des Clash, excusez du peu) pour passer par la case studio et battre le fer tant qu'il est chaud.
Premier constat le 14 octobre avec la sortie d'Up The Bracket, c'est la liesse, les ventes et la critique qui s'emballent devant ce phénomène qui ne cesse de prendre de l'ampleur. Second constat, c'est que le rock gentillet de Legs 11 a muté (notamment sous la houlette de Jones) en un rock bien plus percutant, mi-punk mi-garage mais toujours très catchy dans ses harmonies et mélodique à en crever. Guidé par le duo de chanteurs complémentaires (tu chantes ton couplet, je fais le lead en guitare et vice versa, quand ils n'inversaient tout simplement leurs rôles d'un soir l'autre) en parfaite osmose, fougue et porté par la grâce juvénile, The Libertines livre titre sur titre des singles en puissance mais aussi, des bombes prêtes à exploser dans tout Londres. Entre la pop nerveuse de Time For Heroes (l'hymne manquant à cette génération), la rage déployée d'un Horrorshow ou ce Boy Looked At Johnny, point culminant de la désinvolture du Doherty, l'album distribue ses bourre-pifs à qui en veut. Brouillon, en constante ébullition et à la fois terriblement fascinant de maîtrise, les Libertines sortent de leur sac quelques pépites comme les fiévreuses Vertigo et Death On The Stairs (dont je préfère largement l'autre version enregistrée par Bernard Butler – du groupe Suede mais c'est un détail), l'enivrante balade Good Old Days avant de terminer sur ce brûlot incontrôlable d'I Get Along chanté par un Carl Barat inébranlable dans sa transe, au bord du coma éthylique et jubilatoire lorsqu'il largue à ses détracteurs un triomphant "Fuck'em".
Up The Bracket est l'album incontournable du rock anglais de cette entame de nouveau millénaire, mélange de passion, de brut et de fureur mais qui est également la preuve qu'on peut écrire et jouer un ersatz de punk sans être un complet dégénéré. Alliant tantôt l'héritage d'un punk/rock approximatif des Clash, le lyrisme et la poésie des Smiths ou des Kinks au romantisme des grands auteurs des siècles passés, les Libertines sortaient là le miroir dont avait besoin la jeunesse anglaise, un album imagé par la culture populaire, turbulent et poétique, un tantinet vintage mais redoutablement moderne, le tout enrobé dans des emballages diablement efficaces, menés par ses deux terribles leaders au sommet de leur forme.
THE LIBERTINES – The Libertines (2004)
Avant leur reformation en 2010, je pouvais me targuer d'avoir à peu près tout écouté des Libertines. Pas parce qu'il n'y avait officiellement que deux albums, mais parce que leur fanbase dévouée avait mis au jour un réseau incroyable de bootlegs (enregistrements non officiels, sessions en studio, concerts) qui circulaient sur la toile (parfois alimenté par Doherty lui-même). Aussi, j'étais certain à cette époque d'avoir tous les enregistrements du groupe depuis ses débuts et d'avoir à peu près écouté absolument tous les lives enregistrés radio, bar, privés (dans des qualités parfois exécrables) de leur brève carrière, parce que oui, j'étais devenu complètement zinzin des Libertines après les avoir tant rejetés.
En revanche, depuis le succès d'Up The Bracket en 2002 tout n'est pas rose, loin s'en faut. Le duo Barat/Doherty a du plomb dans l'aile. La célébrité amène son lot de casseroles et tous deux font face à des addictions (principalement cocaïne pour le premier, héroïne et crack pour le second) qui les dévorent même si Barat semble encore tenir la baraque. Les tensions culminent au moment où Doherty volent l'appart de son ami avant de se faire coffrer direction le mitard pour le camé. Toute la presse jubile à l'idée de voir le Doherty destroy rejoindre sous peu le club des 27 (Janis Joplin, Brian Jones, Jimi Hendrix, Jim Morrison ou encore Kurt Cobain) ou du moins l'implosion imminente du groupe. The Libertines devient alors l'une des histoires les plus tragiques du rock. Un album qui voudrait prendre le ton d'une réconciliation (à l'instar du jour où fût prit la photo utilisée pour sa couverture, la sortie de zonz de Doherty) alors que ses deux principaux interprètes sont devenus incapable de se voir en peinture. Ses sessions sont organisées de force, sous l'impulsion de Rough Trade et de leur manager, Alan McGee, dans l'immeuble des Metropolis Studio au printemps 2004, bouclé et encerclé par les paparazzi à l'affût de chaque incartade pouvant enterrer définitivement le groupe.
Au fil des jours, c'est toute l'Angleterre qui, depuis ses quotidiens et tabloïds, suit le chemin de croix entamé par les deux ex-meilleurs amis pour enregistrer leur ultime effort d'entente voué à l'échec. Mc Gee appelle à la barre avocats et gardes du corps afin de séparer les deux leaders qui en viennent aux mains au sein même du studio. Ils sont cantonnés chacun à une extrémité du ring puis appelé à jouer tour à tour pour dire à quel point la tension atteint des sommets. Pourtant.. toujours produit par Mick Jones, The Libertines recèle toujours de cette magie qui embrasait le premier album. Non plus cette grâce juvénile puisque le groupe traverse ses plus sombres heures, mais tirée du chaos, de la destruction ou même de l'auto-destruction dont font preuve les deux leaders. En témoigne que seules 3 à 4 quatres chansons sur les 15 ont été composées pour l'occasion : la majorité étant déjà inscrites sur les Babyshambles Sessions du printemps 2003 et d'autres remontant même à quelques années (Music When The Lights Go Out ou France par exemple, présentes sur les démos de Legs 11 de 2000). Mais le fait est, et il est indéniable, que malgré leur incapacité criante à de nouveau former le couple de compositeurs de génie qu'ils étaient, l'album ne laisse musicalement pas paraître la moindre trace de rupture. Je dirais même plus : parce qu'il doit cacher son véritable visage, il n'en est que sublimé.
Délaissant la grosse saturation et la rage punk omniprésente d'Up The Bracket, The Libertines fait preuve d'une ingéniosité sans égale pour maquiller cet ultime effort en une pop brouillonne tournant rapidement garage. Entre l'électrique Can't Stand Me Now et son solo final d'harmonica à bout de souffle, un Don't Be Shy complétement halluciné, la pop mielleuse de What Katie Did, le groupe abat ses dernières cartes et l'album ne vole pas sa première place dans les ventes britanniques. The Saga renoue avec le rock ravageur du passé (quel final au piano ! Le bousin va s'écrouler sous nos pieds !), puis entre la ballade pop romantique Music When The Lights Go Out et le désordre de guitares de Tomblands mais n'oubliant jamais la juste nuance (The Man Who Would Be King ou le tonitruant Campaign Of Hate), comme pour le précédent opus, les mots manquent pour tout définir, et rien, non, vraiment aucun titre n'est à jeter. Ce putain de chef d'oeuvre se termine sur cette interrogation à point nommé « What Became Of The Likely Lads » (référence à une vieille série anglaise abandonnée mettant en scène deux compères... comme le duo Barat/Doherty tiens tiens) avant un dernier cadeau caché et offert aux fans : un romantique et somptueux adieu aux larmes, France, chanté par un Barat, rescapé du sabordage et désormais seul et dernier maître à bord.
RED HOT CHILI PEPPERS – Live in Hyde Park (2004)
Je crois que peu de groupes ont connu l'envergure d'un Red Hot dans ces années. Chacun de leur concert remplissait en quelques minutes des stades entiers et était un événement à part entière dans la vie d'un de leurs jeunes auditeurs. Et c'était du rock. Pas le moins pop des rock, c'est certain, mais du rock quand même ! Parce qu'aujourd'hui, citez-moi un groupe du même acabit qui n'a pas 30 ans de carrière et 17 albums studio au cul pour remplir un Bercy deux soirs consécutifs, perso, j'vois pas. Jul ? Taylor Swift ? Bin c’est loin d’être du rock les enfants. Toujours est-il que même parmi la tendance qui plaçait la musique pop/rock du début des années 2000 en haut de la vague, les Red Hot n'usurpaient – me semble-t-il – pas leur place de surfeur dominant la scène.
Malgré des paroles au ras des pâquerettes, la bande d'Anthony Kiedis a toujours eu le cool de pas trop se prendre la tête et livrer ses perles de groove et de funk avec une facilité déconcertante, la faute à des zikos (John Frusciante prodige sensible à la guitare, Chad Smith à la batterie et le world boss Flea à la basse qu'on peut voir dans le rôle d'un nihiliste dans l'exceptionnel Big Lebowski des frères Coen en 1998) bien trop doués à leurs postes respectifs pour tenir une baraque musicalement inébranlable et donc des shows garantis comme seuls les amerloques peuvent le faire avec leur sens du business mêlé à celui du spectacle et de l'entertainement.
Le Live in Hyde Park apparaît en 2004 dans les bacs de la médiathèque de Moulins (où je suis en stage et que je copierai sans vergogne pour me l’écouter tranquille le chat), un an après un autre live sorti en DVD à l'époque, le Live at Slane Castle, qui se baigne pour l'heure dans son aura de meilleure perf des Red Hot sur scène. Et pour cause, l'osmose est palpable entre les musiciens, la setlist est parfaite (reprenant une majorité des hits des deux derniers albums qui sont des cartons absolus, Californication en 99 et By The Way en 2002) et les prestations individuelles (mention spéciale pour celle de Frusciante) sont remarquables. Pourquoi diable alors sortir un double album live si peu de temps après ? En vérité, la réponse à cette question est une autre question : pourquoi diable bouder notre plaisir devant des livraisons de haut vol comme celles-ci ? Compilation de trois soirs enregistrés à Londres, celle-ci s'étoffe de deux compos inédites (la très bonne Rolling Sly Stone et Leaverage Of Space, passable) en plus d'une reprise (parmi trois autres) d'I Feel Love (du duo Donna Summer/Giorgio Moroder bien évidemment) et d'interprétations im-pé-ccables du répertoire désormais classique des californiens qui nous gratifient d'impros de fou et de petites gateries en sus (le court solo de Chad Smith ou celui de Frusciante imitant le Flea trompettiste mais à la guitare!). Bref vous l'aurez compris, rien à redire à la copie livrée par ces Red Hot dans une forme olympique. Bac mention victoire par K.O., option classe américaine.
SYSTEM OF A DOWN – Mezmerize + Hypnotize (2005)
Je suis dans la chambre de Camille et elle s'est saisie de sa guitare et me joue les premières mesures de Roulette (Steal This Album, 2002). Je ne connais pas System aussi bien qu'elle car elle vient à l'instant de me les faire découvrir, mais je passerai un été entier à poncer leur nouvel album, c'est certain. Et ce groupe de la vague « néo-métal » (un peu fourre-tout mais parmi laquelle on situe également des Linkin Park, Slipknot ou Deftones), qui fait la fierté de toute l'Arménie et sa diaspora très présente en Amérique, gagne alors en puissance d'album en album jusqu'à 2005 et l'annonce d'un ambitieux diptyque, Mezmerize en premier lieu, puis Hypnotize six mois plus tard, qui précède de peu une pause de quatre années dans la carrière du quatuor (et reste encore à ce jour leur dernier album publié).
System Of A Down porte plutôt bien son nom malgré son habile recyclage par les majors car il dénonce avec force les déroutes d'une société américaine malade et de son star-system de manière directe et crue sous couvert d’une sorte de lyrisme chevaleresque notamment porté par la voix unique de son leader Serj Tankian. Côté instrument, c'est tout aussi rentre-dedans et ça assène tête baissée des riffs pas bien complexes sur une batterie bourrine entre deux éclaircies qui font le plus grand bien dans cette atmosphère étouffante qui apportent au moulin une eau fraîche et revigorante à l'auditeur, des chansons comme Chop Suey ou Atwa (album Toxicity, 2001) illustrent ainsi parfaitement ce double visage du groupe de Los Angeles (elle-même ville fracturée entre sa misère crasse et son extrême richesse, nulle surprise donc qu'un groupe en émanant l'incarne à son tour).
Toujours produit par Rick Rubin (le mec derrière les albums des Red Hot, Audioslave ou encore Slayer), Mezmerize/Hypnotize marque un bouleversement de l'équilibre au sein du groupe par la main mise du guitariste Daron Malakian sur les compositions et le chant qui sans grande surprise conduira à une pause de 2006 à 2010 pour le groupe, fatigué de dix années de vie commune. Pourtant, il faut bien l'avouer, ce diptyque est un cran au dessus des précédentes productions de SOAD et réussit pour ses deux sorties la prouesse de trôner au top des ventes US. Chansons imparables (Hypnotize, Dreaming, Radio/Video ou B.Y.O.B.), tube planétaire (Lonely Day) et intro d'un disque qui devient malynx le lynx l’outro de l'autre (Soldier Side), tout s'enchaine à merveille, à 400 à l'heure, pieds au plancher sur un périph' imaginaire vidé de ses bouchons de travailleurs exténués et croulant sous les crédits et la publicité quand les rares accalmies (Lost In Hollywood ou quelques plus brefs passages) propagent une note d'espoir dans le noir paysage de crise profonde dépeint. Alors oui, SOAD souffre de la critique d'un engagement militant ramené au sempiternel débat de « si tu l'dis sur l'plateau de BFM ça fait déjà de toi un collabo » en plus d'une imagerie ado rebelle Fuck the system simpliste et simplette, mais je pense que musicalement il est difficile de ne pas se laisser amadouer par la formule d'efficacité mélodique redoutable et de brutalité du groupe que ce double album porte à son meilleur. Il sera au moins ce que le Système a produit de meilleur.
WITCH – Witch (2006)
Peu de chances que vous ayez jamais entendu parler de ce Witch car il est l'un de ces projets voués à rester dans l'ombre de l'histoire, balayé par les critiques consacrés d'un revers de main faute de ventes convaincantes, faute de reconnaissance, faute de tout, mais dont la présence dans les annales des meilleurs album du rock serait largement souhaitable. Le groupe ne sort pourtant pas de nul part puisqu'à son impulsion on retrouve Jay Mascis, leader, guitariste et chanteur du groupe culte Dinosaur Jr. C'est lui qui composera et jouera pratiquement toutes les parties de leur dernier album en 1997, Hand it Over. Une fin de contrat prématurée avec son label et il se retrouve seul maître à bord du Dinosaur avec un album dont la promotion devient impossible. Il décide alors de se consacrer à sa carrière solo (J Mascis + The Fog ,deux albums) avant de se mettre à composer des chansons dans un autre registre que celui dans lequel il évoluait jusqu'alors (à savoir le rock indé et alternatif proche d'un Sonic Youth par exemple). La présence de Mascis à la batterie (son premier instrument) dans un projet doom en 91 (Upsidedown Cross, confidentiel) rappelle sa tendance nouvelle et ses compositions du moment, tandis qu'il retourne surprennament derrière les fûts pour ce nouveau coup de poker, cédant la place de frontman à un jeune freluquet du nom de Kyle Thomas aujourd'hui plus connu sous le pseudonyme de King Tuff. King Tuff, nous l'avons suivi a posteriori pour ses premiers pas sur le label pop Burger Records, ses désormais six albums solo et pour ses apparitions dans le sideband de Ty Segall, les Muggers en 2016, tandis qu'à l'époque de Witch il ne sortait d'à peu près nul part si ce n'est un groupe de folk nommé Feathers, duquel il embarque à la seconde guitare son collègue Asa Irons. La magie noire prend entre eux rapidement.
Witch est avant tout un projet de réunion entre Mascis et son ami bassiste Dave Sweetapple, même s'ils laisseront tomber le bébé pour retourner dans leurs familles respectives (Dinosaur Jr. et ses tournées pour l'un, l'anonymat pour l'autre) après deux albums qui ne rencontreront pas le succès escompté. Mais Witch c'est surtout ce premier opus qui est... considérable, et oui, malheureusement, l'histoire des arts est parfois ingrate et relègue aux bancs des oubliés ce genre de projets. De ce premier album éponyme, on pourrait finalement ne retenir et ne parler que de sa première piste, Seer, et ce ne serait pas si injuste d'ailleurs car c'est tout simplement, à mon humble avis, l'une des chansons les plus jouissives et puissantes qui puisse exister pour peu qu'on apprécie la guitare. Prodigieuse, virtuose, malsaine, entêtante, habitée, mais aussi moite, dégoulinante et brûlante, décapante comme l'acide ; autant de termes qui ne font qu'essayer de retranscrire les mille émotions par lesquelles l'auditeur envouté passe, qui aboutiront à une transe frénétique, proche de l'apoplexie, aussi jouissive que le premier shoot d'héro (c'est en tout cas ce que Trainspotting dit), mais moins nocive quoique sur un tout autre plan, on finit définitivement piqué par cette expérience : on ne se lasse (et je pèse mes mots) JA-MAIS de l'écouter.
Le reste de l'album ne peut logiquement apparaître qu'en demi-teinte à partir de ce joyau, et pourtant le groupe écoule encore de belles cartouches avec au menu un pétulant, crasseux et bien senti Soul of Fire, laissant place au deuxième morceau de bravoure de l'album, un Black Saint éthéré, qui finit en furie tourbillonnante avant de toucher au firmament dans son final. La suite reprend un format plus classique avec des riffs inspirés et la part belle aux guitares enflammées, sans que Mascis s'arrête une minute de marteler de ses burins le marbre du grand livre de l'histoire du Rock. C'est labyrinthique, hypnotique, plein de fuzz sale, scandé du fond d'une geôle d'hérétique avant de se terminer par une fausse ode à la sorcière Isadora qui finit par s'abattre sur l'auditeur comme la misère sur le bas peuple.
En 2006 donc, Witch enregistre ce premier opus magnum qui sera suivi en 2008 de Paralyzed, (toujours chez Tee Pee Records, label de Sleep, Kadavar, Spirit Caravan, Atomic Bitchwax, Karma To Burn, que du lourd en matière de stoner) plus concis dans ses compositions et par là, à mon goût, un iota moins savoureux. Puis c'est le retour à la lumière pour Mascis et son Dinosaur Jr. et des débuts en solo pas très convaincants pour King Tuff qui seront vite rattrapés à partir de 2018 (The Other) et 2023 (Smalltown Stardust, excellent album) mais définitivement rangé pop. Ce qu'il faut retenir de notre papier, c'est que Witch est une tuerie, ce premier album poisseux est une immense et trop méconnue réussite et que Seer est à littéralement se fracasser la tête contre les murs.
THE STRANGE BOYS – And Girls Club (2009)
Le contexte est simple, Austin, Texas, ville majeure de la contre culture américaine du sud pour sa population étudiante et son campus, donc point incontournable pour la jeune génération musicale notamment du fait de la présence annuelle de son festival South By Southwest (SXSW) durant lequel fleurissent les concerts dans les jardins, au coin des rues ou dans les bars, durant le mois de mars. Élevés à ce grain, depuis 2002 les p'tits gars écument doucement les salles et se font les dents. Ça c'est le spatio, le tempo c'est la fin des années 2000, une décennie marquée par le revival garage (The Vines, The Strokes, The Libertines, les Arctic Monkeys dans un second temps et j'en passe), on potasse ses Kinks, ses 13th Floor Elevators (tiens ça vient d'Austin aussi), ses Count Five, ses Sonics, bref je vais pas vous faire un historique du garage, mais on l'actualise avec tout ce qui s'est joué depuis. Fin des 00's (comme on écrit), on note un succès majeur sur la scène Indy, c'est les Black Lips, qui vont entrainer dans leur sillon les gloires de nos années à venir (les Oh Sees, Segall et consorts) et c'est là que commence notre histoire, en 2008, quand les deux frères Sambol sont portés à l'attention du boss de In The Red Records par Jay Reatard (alors là, en quelques mots, on a deux acteurs hyper importants de la scène, le label In The Red, qui publiait Reatard, se saignait pour mettre en avant des groupes indy de qualité, et quant au second, il est l'un des grands manitous de la scène garage-punk de l'époque jusqu'à sa mort tragique en 2010 à l'âge de 29 ans – album Blood Visions de 2006 à écouter). La sortie d'un premier album des Strange Boys finit par tomber courant 2009, et même si on parle de nouvelle ruée vers l'or des labels ricains sur des groupes opportunistes parce que le garage connait un renouveau, The Strange Boys And Girls Club est un semi-succès médiatique parmi la chiée d'albums qui se multiplient tel les pains sur le marché avec pour unique recette l'enregistrement lo-fi d'un groupe à guitare gentillet.
Le problème c'est qu'And Girls Club est un pied de nez subtil et jamais prétentieux à toute cette vague alors qu'il utilise la même recette, et les rares critiques et auditeurs à ne pas s'être fait doucher à froid par le miaulement nasillard de Ryan Sambol, ouvrent des plaidoiries dithyrambiques sur un album qui a du mal à être compris. Paroles débiles et naïves, qualité d'enregistrement brouillonne, mastering peu reluisant, tout semble s'accorder à discréditer le premier essai des Strange Boys qui passe rapidement pour un pétard mouillé aux yeux de la plupart des intéressés. Seulement... seulement... comment résister à cette déferlante de mélodies hardies (This Girl Taught Me To Dance), cette énergie toute jouvencelle et jubilatoire (Poem Party), à ces blues songs débraillées, lancinantes (Then), cette folk paresseuse (Death and all the rest) et toutes ces compositions illuminées ? Les Strange Boys, avec ce premier album qui a les qualités de ses défauts, étonnent, rafraichissent, surprennent : on ne finit pas d'user de superlatifs et de synonymes, cet album est juste dingue et fourmille de mélodies accrocheuses.
Vient l'année suivante la deuxième fournée avec Be Brave. Après une tournée en Europe et avoir scié le continent américain, les Strange Boys repassent par la case studio pour surfer sur la vague lancée par leur premier effort. On se rapproche d'une influence type Stones (ce solo de sax' à la Brown Sugar sur le titre éponyme par exemple), on signe chez Rough Trade (LE gros label indé par excellence), on délaisse un peu sa fougue et surtout, on se dispute avec les camarades en finissant l'album tout seul, à l'image de cette face B, personnel et prod réduits au minimum syndical pour une approche dite intimiste et folk : raté. La première partie de l'album, si elle montre une maturation de l'esprit effervescent du groupe, se dépouille de ses premières armes garage pour une tendance plus pop qui ne sera pas évoquer les influences des Dylan et Young harmonicistes, mais restera pourtant toujours juste et excellente.L'histoire se poursuit en octobre 2011, après un peu d'égarement, des rapports chaotiques, et peut-être un peu de précipitation et de pression de la part du label, car voici la galette suivante : Live Music. Album marqué notamment par la présence fantomatique et l'ombre de Tim Presley (autre chantre de la folk rock indé) et surtout par la plongée en apnée du groupe qui se soldera par un disband six mois plus tard. Le virage amorcé lors de la seconde face de Be Brave est maintenant opéré, le déhanché dansant est loin derrière (on l'aperçoit une dernière fois dans Punk's Pajamas), et l'heure est plutôt à la complainte, au blues, porté par une guitare larmoyante et un piano bar omniprésent, sur des compositions moyennes et peu engageantes, le ton est donné : le navire coule capitaine, et les marins sont partis déjeuner. Reste que le premier album des texans est selon moi une petite perle rock candide qu’il serait bien idiot de bouder.
PETER DOHERTY – Grace/Wastelands (2009)
Tantôt adulé, tantôt détracté par les journalistes, Peter Doherty n'avait jamais vraiment fait l'unanimité jusqu'à la sortie de cet album. Certains lui vouent un culte, d'autres ne veulent pas en entendre parler, et pour cause, « Junk Do » a été le musicien le plus médiatisé dans notre petit monde de briques et de rock au début des années 2000. Comparé aux grands poètes pour ses paroles travaillées et aux icônes rock du club des 27 des temps passés (finalement c'est son ex Amy Winehouse qui finira par les rejoindre en 2011) parfois sans discernement pour son comportement irrémédiablement ingérable, son talent, lui, ne s'est pas encore essoufflé. Combien de fois pourtant a-t-on pu lire ses déboires alcoolisées dont la presse people fût friande comme ses énièmes retours en cure de désintox ou les annulations de concerts de dernière minute dont il s'était rendu coutumier. Seulement ici, après la dissolution des Libertines avec son ami Carl Barat (parti entre temps former son propre groupe: The Dirty Pretty Things) et ses aventures de Babyshambles, Doherty, en 2009, avant une reformation des Libertines (à l'occasion de festivals en 2010 puis nouveaux albums – moyens pour le moins – en 2015 et 2024), se consacre à lui-même et son premier album solo.
Album par ailleurs très surprenant, même si l'on connaissait son goût très sûr et pointu pour l'acoustique, celui ci est d'autant plus affirmé dans ce premier album solo donc, dors et déjà placé sous le signe de l'intimité. Ici, point de guitares saturées brouillonnes, pas de Pete vociférant "Arbeit Macht Frei" pour la provoc', pas de cavalcades garage et pas de Libertines ou de Shambles somme toute comme les fans l'attendraient. Doherty est à fleur de peau, mélancolique mais toujours doué.
Je dois l'avouer, moi aussi j'étais sceptique au départ. A l'époque, n'ayant pas apprivoisé la nuance du musicien tantôt génial un soir et minable l'autre, Peter, capable du meilleur comme du pire (oserai-je citer ici que "c'est dans le pire qu'il est le meilleur"), nous offre ici rien que le meilleur. Avec une pochette signé de sa main, le disque se révèle sympathiquement folk, lancinant et teinté d'une rythmique jazz sophistiquée et élégante, à l'anglaise si j'ose. Invitation à la ballade donc, Arcady ouvre l'album avec légèreté pour une quarantaine de minutes. On y retrouve des chansons définitivement folk comme I Am The Rain, 1939 Returning ou Arcady, des chansons plus jazzy comme Sweet By & By et son duo piano/cuivres ou l'infiniment douce Sheepskin Tearaway, très joli duo avec la chanteuse Dot Allison. Il se termine surtout sur cette sublime dernière valse qu'est Lady Don't Fall Backwards, un must de poésie à faire fondre les dubitatifs.
Grace/Wastelands, sans réelle faiblesse et où les arrangements de Graham Coxon (guitariste de Blur) brillent pour le soin tout particulier qu'il y a apporté, est un petit bijou précieux légué par un Doherty en pleine grâce dans un monde où il est cerné par ses propres démons (ses allers-retours en désintox continueront jusqu'à récemment). On y découvre les autres facettes de ce trentenaire sur le retour pas tout à fait comme les autres, qui fait désormais pâlir la presse avec cette superbe expression de son immense talent, trop souvent éclipsé par ses frasques. Sans grande prétention pourtant, flegmatique, mélodieux, cet album est recommandé à tous, sympathisants ou déçus de Doherty, pour les jours de pluie ou de printemps.
Un album agréable donc, salué à juste titre par la critique, simple et inspiré, et c'est bien là tout ce qu'on peut attendre d'un album de ce calibre.
WUGAZI – 13 Chambers (2011) + WU-TANG CLAN VS THE BEATLES – Enter the Magical Mystery Chambers (2011)
Certains albums méritent un coup de projecteur évident que peu d'occasions permettent malheureusement. Probablement que quelques éléments du titre de ces deux albums (puisqu'ils sont bien distincts) vous paraissent familiers mais il est néanmoins peu plausible que vous les connaissiez, et pour cause, ces deux albums sont l'oeuvre de fans.
Avec Internet, il est devenu possible de partager ses créations facilement et dans le domaine de la musique, les fantasmes les plus fous de fans voulant marier deux de leurs passions ont vu le jour. Tom Caruana, DJ/producteur anglais a ainsi passé au shaker la pierre angulaire des Beatles sous une rasade des shaolins de Long Island : le Wu-Tang Clan. La recette peut paraître incongrue, mais l'est-elle autant que celle du duo Swiss Andy et Cecil Otter qui superposent les instrus du groupe de post-hardcore Fugazi (chroniqué peu avant) aux raps des mêmes larzizs ? Ainsi toute une flopée de ce qu'on appelle des mash-ups a débarqué sur le net, très souvent de manière gratuite d'ailleurs. Et quand on dit gratuit, ce n'est pas pour minimiser le travail de ces “fans” ou excuser une qualité bancale du produit fini parce que laissez-moi vous dire que du taf il y en a eu dans ces remixs qui, que vous soyez amateur de l'un, l'autre ou les deux, vous permettra de (re)découvrir des titres avec une nouvelle oreille curieuse. Au même titre que ces deux mariages excentriques je me permets d'ajouter à votre liste de courses un Biggie Smalls (aka Notorious B.I.G.) en duo avec Frank Sinatra (l'album s'appelle Blue Eyes Meet Bed Stuy), le projet Sadevillain (mêlant le rappeur MF DOOM sur des instrus de Sade), Yasiin Gaye (Marvin Gaye et Mos Def au rap), Black Gold (encore signé Tom Caruana, mixant Hendrix et Wu-Tang, oui le gars est monomaniaque) ou encore Illinoize (mélange entre l'album Illinois de Sufjan Stevens et Tor), tous en écoute libre sur un site de vidéos bien connu appartenant aux GAFAM.
ELDER – Dead Roots Stirring (2011)
Nox quittait petit à petit le forum « Jeunes écrivains » sur lequel je postais impunément mes premiers étrons. Il devait avoir la sagesse q'une décennie de plus octroie et le bon goût de convertir ses découvertes et lectures solitaires en critiques sur ce tout jeune site pour rat de bibliothèque : Senscritique. Pour ceux qui ne le connaissent pas, ce site est une plateforme avec des aspects de réseau parasocial dont le principal argument est la notation d'œuvres (au départ films, musique, livres, aujourd'hui élargi à séries, bd/mangas/comics) que chaque membre peut critiquer ou classer dans des listes à thème. Utilisateur de quasi première heure ayant suivi Nox dans sa migration, j'ai moi aussi joué le jeu et pissé un peu partout des critiques de qualité variable mais surtout profité de cet outil formidable pour en lire davantage et découvrir pléthore de trucs, notamment via les recommandations des membres que je suivais et dont les goûts me correspondaient, qui dans une critique de faire un parallèle avec un nom vaguement connu mais jamais écouté, ou de fouiller la bibliothèque de notes d'un parfait inconnu et me noter sur un coin de table ses coups de cœur. Ainsi, dans celle de Nox, m'attendait Elder. En 2011, date à laquelle je venais de m'inscrire sur le site fraichement lancé, Elder sortait son second album (le premier datant de 2008). Malgré une pochette peu joyeuse dans les teintes marécageuses kaki torturé, je me lance dans l'aventure recommandée par mon mentor.
Il y a peu de choses aussi réjouissantes dans ce monde que de lancer Dead Roots Stirring. Sa guitare qui commence à vrombir devance un déluge orageux de batterie, basse et seconde guitare alors qu'un riff que Colour Haze ne renierait pas imprime sa mélodie sur ce fond lourd de stoner. Les compositions sont longues (9 à 12 minutes), labyrinthiques, ponctuées d'accalmies revigorantes telles des rayons de soleil perçant un ciel d'apocalypse et de solos jouissifs en plusieurs parties. Le chant de Nick DiSalvo ordonne cette artillerie lourde de pilonner nos tympans parmi une explosion de riffs qui amènent ou montent crescendo les mottes de terre jusqu'à former des monts colossaux et vertigineux. Le plus brillant avec Elder, c'est que malgré sa puissance notoire et ses accords de guitare pachydermiques, le groupe ne perd jamais en mélodicité, notamment par la voix de DiSalvo. Loin d'un Sleep ou d'un Electric Wizard qui ont pris le parti de scander leurs paroles indicibles du fond d'un chiotte (attention, ces deux groupes sont très bien hein), Elder me paraît bien plus accessible que ces deux pontes du stoner et également largement plus écoutable à toute heure (alors que s'enquiller un Dopesmoker au réveil, c'est un coup à faire du Mad Max IRL). Annonçant par là-même la lente glissade d'Elder, d'album en album, vers un stoner de plus en plus influencé par le rock progressif (jusqu'à l'ajout des claviers dans Omens en 2020) sans doute également dû au déménagement du groupe d'amerloques à Berlin, cet album n'usurpe en rien son étiquette stoner.
Dans l'une des premières critiques que j'ai lu de Dead Roots Stirring (c'était sur le site Desert Rock), son auteur racontait qu'un de ses amis s'occupait de passer des disques pendant un long trajet en bagnole et vint le tour d'Elder. À l'écoute du premier titre, il était décoiffé. Au second, il se disait que c'était un autre groupe et tout aussi bluffé, le troisième également et ainsi de suite. Elder est capable de proposer à boire et à manger pour qui n'est pas réfractaire aux gros baffes soniques et ainsi, Dead Roots Stirring restera pour moi mon préféré pour son cachet, ses envolées épiques, une rugosité qui disparaîtra petit à petit et sa puissance initiale. C'est un album absolument parfait.
MEAT WAVE – Malign Hex (2022)
Palerme, un mois de novembre pluvieux. Je marche dans ses rues sales et lugubres, en long en large en travers, avec ce concentré d'acide nocif et brûlant dans les oreilles alors que mes groles font floc floc et que mon cœur serré pense à Léonie, amour à sens unique resté à Lille. Tant pis, tant mieux.
Volcano Park est sorti l'année précédente et a raflé tous les suffrages. Comme son successeur, c'est un uppercut. Le groupe a un don pour pondre de ces ruades post-punk dénuées de tout artifice qui se focalisent sur l'essentiel : être percutant, taper là où ça fait mal.
Dès son Disney introductif, il lâche toute sa noirceur désillusionnée « Turns out you never went to Florida / Your parents lied to you / They just locked you in a room / While they got drunk and spooned ». D'étouffant, il passe aux estocades survoltées (Honest Living, Ridiculous Car) avant le premier climax de l'album What Would You Like Me To Do, complexe et bourrée de mélodie dont Waveless est le pendant pour la seconde partie de l'album. Ce dernier se termine dans une accalmie en deux temps après l'orage 10k, le tout, comme son prédécesseur, sans mâcher ses mots, avec une partition et un sujet maîtrisés brillamment du début à la fin.
Liste des albums qu’il me reste à critiquer :
THE MINNEAPOLIS URANIUM CLUB – Live at Auci ! (2017)
THE MINNEAPOLIS URANIUM CLUB – The Cosmo Cleaners (2019)
LOU REED – Transformer (1972)
JIM HALL – Concierto (1975)
NUJABES –
NUJABES –
ARCHIVE – Londinium (1996)
SKA-P – Incontrolable (2004)
GUNS 'N' ROSES – Appetite For Destruction (1987)
RANCID – And Out Comes The Wolves (1995)
NEIL YOUNG & CRAZY HORSE – Live At Fillmore East 1970 (2006)
MY MORNING JACKET – It Still Moves (2003)
MEAT WAVE – Volcano Park (2021)
THE STROKES – Rooms on fire (2003)
LA FEMME – Psycho Tropical Berlin (2013)
ORB – Naturality (2017)
ORB – The Space Between (2018)
ARCTIC MONKEYS – Whatever People Say I Am, That's What I'm Not (2006)
TWIN PEAKS – Down in Heaven (2016)
THEE OH SEES – Mutilator Defeated at Last (2015)
TELEVISION – Marquee Moon (1977)
THE CLASH – From Here to Eternity (1999)
KIKAGAKU MOYO – Masana Temples (2018)
KENDRICK LAMAR – Untitled Unmastered (2016)
HARLEM – Hippies (2010)
KING GIZZARD AND THE LIZARD WIZARD –
PIXIES – Doolittle (1989)
PIXIES – Surfer Rosa (1992)
WISHBONE ASH – Argus (1972)
PINK FLOYD – Meddle (1971)
PAVEMENT – Brighteen the Corners (1997)
KYUSS – Welcome To Sky Valley (1994)
LYNYRD SKYNYRD – Pronounced Leh-Nerd Skin-Nerd (1973)
WU-TANG CLAN – Enter the Wu-Tang (36 Chambers) (1993)
PEARL JAM – Alive (1992)
PARDONER – Came Down Different (2021)
LED ZEPPELIN – IV (1971)
TY SEGALL – Melted (2010)
FUZZ – Fuzz (2013)
FUZZ – Fuzz II (2015)
LE KLUB DES 7 – La classe de musique (2009)
ELDER – Lore (2015)
ST GERMAIN – Tourist (2000)
THE VELVET UNDERGROUND – Loaded (1970)
DEUS – Pocket Revolution (2005)
WAND – Laughing Matter (2019)
RYO FUKUI – Scenery (1976)
KING GIZZARD AND THE LIZARD WIZARD – I'm In Your Mind Fuzz (2014)
KING CRIMSON – In the Court of King Crimson (1969)
GORILLAZ – Demon Days (2005)
THE CINEMATIC ORCHESTRA – Live at the Royal Albert Hall (2008)
BRYAN'S MAGIC TEARS – 4AM (2018)
GHETTOBLASTER – Ghettoblaster (2007)
BLIND FAITH – Blind Faith (1969)