Why go ?

Ça a commencé comme ça, par une invitation.

Mes meilleurs amis connaissent mon goût pour cette citation d'un fameux marin qui n'a de maltais que le nom : « je n'ai jamais dit non à un beau voyage », aussi, quand l'un d'eux m'a proposé le plus sérieusement du monde de le rejoindre et de partager sa vie à plus de mille kilomètres de là où j'étais, je n'y ai pas seulement vu un prétexte à laisser mon imagination dériver doucement vers les côtes méditerranéennes et ensoleillées de Barcelone, tandis que la grisaille et l'enfermement décidé pour notre sauvegarde collective, étant donné la crise sanitaire qui courait alors, non, et je n'ai pas trouvé naturel non plus de bondir sur l'occasion pour tout quitter, d'ailleurs, pour quoi faire au juste ? Ici, mon directeur s'échinait à me prolonger avec un contrat sécurisant avant de prendre sa retraite, j'avais mes repères, ma ville de « toujours », mes amis, mes habitudes, une existence réglée, rythmée par les manifestations, les marchés, les repas entre amis, quelques verres, une routine rarement bousculée par des voyages solitaires ou des weekends échappés. Je ne sais plus exactement comment je me projetais alors à vrai dire. Je ne sais plus si je me voyais continuer à laisser ces années couler le long de ma nuque et me baigner dans une humeur maussade. Je ne sais plus si je m'attendais à mieux. Je ne sais plus parce que tout, depuis cette invitation, depuis ma réponse évasive qui réclamait un peu de temps pour y songer plus calmement, depuis mes quelques phrases annonçant à mon directeur que je ne souhaitais pas prolonger notre collaboration au-delà de la fin du contrat que j'avais en cours, depuis que j'ai posté mon préavis de départ de mon appartement, et que maintenant, outre une dizaine de cartons stockés dans un coin, je n'ai plus rien, plus l'illusion d'avoir quelque chose qui m'appartient, en propre, un chez-moi, un petit lieu où m'enfermer et me recroqueviller contre tout ce qui nous est étranger ; tout, a précipité ce départ qui adviendra d'ici quelques jours.

Pourquoi partir ?

Pour être tout à fait sincère, rester là où j'étais, c'était me tuer.

Physiquement ou symboliquement, c'était périr. Y a-t-il de bonnes ou de mauvaises raisons de partir ? Je le fais parce que c'est pour moi nécessaire et qu'il en allait de ma survie. Même s’il y a de la lâcheté à ne pas embrasser la mort, mon seul et véritable courage, c'est de ne pas me laisser mourir ainsi. C'eut été la chose la plus simple du monde et la plus douce que d'accepter le silence, la décrépitude et la torpeur il me semble. Mais c'eut été pour moi la plus insupportable fin depuis que j'essaye de régir ma vie avec une poignée de principes, qui valent ce qu'ils valent, mais la font tenir à peu près debout, sans avoir à rougir de ses faiblesses et ses contradictions. Il m'a semblé, depuis le jour où j'entendais résonner en moi cette invitation, que plus le temps avançait et plus je devais tordre certains de mes principes pour continuer à vivre tel que je le faisais, dans un schéma « classique » et accepté par la société dans laquelle nous sommes enchâssés :

    • Un travail honnête, faisant un minimum de sens pour son dépositaire et pour la collectivité, là dessus j'étais chanceux, mon lieu de travail était une salle de spectacle gérée par la municipalité où je vivais. Ses actions culturelles étaient justes, ses missions salutaires et elle connaissait un succès tant auprès des acteurs, des spectateurs que des gens qui œuvraient pour son bon fonctionnement.

    • Un lieu de vie calme, salubre, qui ne m'appartenait pas en propre mais dans lequel je m'octroyais un droit de résidence grâce à mon travail mensuel. Trente deux mètres carré où j'accumulais une formidable bibliothèque (environ quatre cents ouvrages), une médiathèque (un peu moins imposante, de trois cent disques compact), une collection pesante de plus de soixante-dix livres d'art consacrés à la photographie, une quarantaine de paire de chaussures et des kilos et des kilos de fringues, babioles, brochures, appareils ou accessoires ayant un rapport avec mes passions volatiles. 

    • Une existence sociale mesurée. Quelques sorties nocturnes, un ou deux patrons de bar qui opinent du bonnet en me reconnaissant un soir. L'être humain est un animal d'habitudes, j'avais les miennes dans une sélection d'endroits desquels j'ai assez rarement dévié, qu'importe mes déménagements. C'est également le cas pour mes cercles amicaux qui n'ont que peu évolué ces cinq dernières années malgré une tendance certaine à l'éloignement physique ou sentimental. Est-ce qu'avec le temps nous ne nous embourbons pas dans les chemins que nous nous traçons, parcourant ainsi le même champ dans des directions qui viennent à diverger jusqu'à nous perdre de vue tout à fait ?

    • Une situation affective stable, notamment grâce à la recherche ou la présence d'une tierce personne avec laquelle nous formerions un couple aimant dont l'équilibre exemplaire serait de partager ensemble une intimité et du temps tout en continuant à avoir une existence sociale distinguée et indépendante l'un de l'autre, mais aussi une complémentarité qui quand on évoquerait le prénom du premier, ferait s'empresser le locuteur de le rapporter à celui du second des deux membres du couple pour signifier ainsi que ces deux existences sont au même diapason. Il n'en est pas question ici de toutes manières.

Ces quelques points en soulèvent une poignée d'autres qu'il n'y a pas nécessairement lieu de détailler pour le moment mais en revanche, ce schéma mène lui-même à un autre schéma, celui de la reproduction d'une cellule familiale protégeant des valeurs et des traditions qu'une certaine partie de la société civile défend et entend perpétuer. Eh bien, pour quelles raisons au juste je ne souhaite pas m'y associer ? Ça a commencé par un très faible murmure, il y a bien longtemps. A l'époque, je n'étais encore qu'un enfant et cet après-midi-là, dans le cadre scolaire, j'ai souffert d'une injustice profonde en étant accusé à tort d'un méfait. L'histoire ne mérite pas d'être contée, mais j'ai été puni, châtié, plus que corporellement, car rejeté de leur – à l'époque – petite société régie par des adultes ignorants et ne faisant ni cas ni crédit de la vérité. Ils avaient inconsciemment inséré un ver dans le fruit et j’étais dès lors miné, au sens camusien du terme. Ce faible murmure n'a fait que s'amplifier avec le temps, faisant naître à la fois une défiance envers les systèmes établis où certains héritent arbitrairement d'une autorité, d’une légitimité partiale, d’une reconnaissance etc, et un désespoir, une solitude profonde pour l'individu qui n'accepte pas tout ce qui est imposé. Tout cela a éclaté il y a quelques années, tandis que j'étais en train de perdre ma vie et mon temps à essayer de la gagner, partagé entre des transports trop communs et un travail abrutissant au service de clients et de gens qui jouissaient de mon temps pour profiter du leur. Je n'y voyais plus rien. Je n'y comprenais plus rien non plus. Je ne signifiais absolument plus rien. Dans une petite chambre de la banlieue parisienne, je pleurais mon sort en priant mes amis de me retenir. J’échafaudais des plans surréalistes afin de me soulager de ces possessions matérielles qui se cramponnaient à ma vie fébrile et m’empêcher de m’envoler. Après un été de mains tendues, je suis reparti à mon point de départ, ma ville de Lille, j'ai peiné quelques mois, puis, grâce au soutien d'une docteure et d'une conseillère à l'emploi, de mes ami(e)s, ma famille, j'étais reparti cahin-caha et quatre années ont passé ainsi.

En me retournant sur ces quatre dernières années, une chose me vient directement à l'esprit : je me suis découvert sensible au destin des foules. Que ce fût à travers l'émotion d'une pièce de théâtre, la clameur du public d'un concert de musique ou la vibration d'un discours rageur sur l'iniquité de notre société capitaliste au sein d'une manifestation, ma gorge s'est nouée, les larmes ont lavé mes yeux du spectacle qu'ils voyaient : des gens en lutte, miséreux, qui n'ont pas fini d'exprimer leur douleur et leur refus d'une telle violence sociale. La violence est aujourd'hui infinie et omniprésente dans nos rapports. Qu'elle soit représentée par des décisions arbitraires, juridiques, appliquées par des machines et des systèmes bureaucratiques, ou des répressions de migrants, de manifestants, des contrôles accrus, des soupçons et des entraves à nos libertés fondamentales, la violence est unique mais plurielle. Ce peut être la tentation publicitaire pour les bourses modestes d'une vie meilleure et à jamais inaccessible par leur simple et honnête labeur. Ce peut être ces gens qui ont traversé deux continents pour venir goûter à l'hypothermie tandis que derrière nos murs nous commandons un dernier article que de petites mains, de petites pieds, de grandes roues et de larges ailes, pour lesquels nous n'avons pas le moindre égard, viennent nous porter. Ce peut être un clodo qui se pique sous votre nez. Deux prostituées qui mangent un plat de pâtes froides dans une voiture sans permis. Cet homme qui met la main dans votre poche, cette ordure qui caresse les fesses d'une autre, ces gens qui ne songent qu'à se remplir, à se vider, à la prochaine connerie qu'ils se payeront, à leur prochain crédit, enfant, casse, au plan d'échappatoire qu'ils voudraient dessiner, pour eux, leur mari, leurs gosses, et ce qu'ils pourront bien imaginer. C'est poser le pied à terre et déclamer sans sourciller que cette terre m'appartient. Ces murs sont miens, que j'en ai hérité et j’ai droit de vie et de mort sur tout ce qu’il s’y passe. La violence c'est d'imposer son existence à tout un monde en croyant volontiers à sa priorité. C'est un tas et une infinité de petites choses quotidiennes dont certains finissent par ne jamais se relever.

Je pars parce que je ne supporte plus ce schéma de vie désiré et entendu jusqu'à l’écœurement, dans les diners de famille, les conventions et les soirées, où retranchés derrière un verre tendant à inverser la gravité de nos pensées, nous dissimulions notre gêne derrière un intérêt factice pour un étranger se débattant avec une quête qui nous échappe à nous-même.
Je pars pour moi. Je pars pour rechercher du sens à mes pas, à mes faits, pour m'intéresser à ce qui me paraît aussi essentiel que crucial pour les destins futurs. Je pars pour les autres, pour me consacrer aux autres et partager ensemble un peu du fruit de nos apprentissages. Je pars pour transmettre, pour raconter et continuer à écrire, avec de l'encre ou de la lumière, mes pensées sombres ou les rares idées que j'ai trouvé lumineuses. Je pars pour retrouver ceux que je n'ai pas vus et pour trouver ce que je n'aurais pas vu si je n'étais pas parti. Je pars parce que je n'accepte plus que le silence et la nuit engloutissent notre incivilité quand cette terre est assez grande et riche pour que chacun puisse y vivre heureux. 

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Le tour du monde avant qu’il ne meure