Nouvelle (itin)errance

Sevilla, décembre 2021

Cette impression, celle de devoir partir. Car il faut partir. Mais ne pas avoir où aller. Ne pas savoir. Sentir le monde vous pousser à l'extérieur de là où vous êtes pour le moment, au dehors, vous rendre au froid, au vent, à l'humidité, au danger, à la nuit et à toute l'incertitude qu'elle contient. Qui vient, qui vive, qui va là ? Retourné à la nature, ses chemins caillouteux, ses routes escarpées, ses zones commerciales mortifères, la bande d'asphalte s'ouvre, les possibilités se multiplient, puis les lumières s'éteignent. Dans quelques heures ce sera demain, mais avant demain, il doit y avoir un peu de repos, des degrés en moins, des ruées dans les fourrés, de la sueur, de la chaleur retrouvée dans le duvet, bref, il y a le petit jour qui revient au bout d'une attente inquiète, et la toile de tente humide vous rappelle qu'il y a tout ce protocole à renouveler, emballer, empaqueter, avant de se remettre sur pieds vers une nouvelle route à épouser, entre les gouttes, entre les rais, jouer avec les ombres, et plus nous errons, plus nous nous éloignons de ce que nous étions, mais plus nous nous perdons, plus nous nous rapprochons, je crois, de nous-mêmes. Voilà pourquoi l'errance devient itinérance. Voilà pourquoi. 

Depuis ma descente en Espagne, ma remontée pour les fêtes, la modeste exposition Sobremesa qu'on m'a permis de réaliser dans ma ville natale, un yo-yo maladroit m'a conduit entre Paris, la Seine-et-Marne et – encore et toujours – Lille. Aujourd'hui, je vous écris du cœur de la Provence. Plusieurs chauffeurs m'ont gentiment conduit jusqu'à ici tandis que je projette d'embarquer pour l'île de beauté. Après un très rapide passage à Lyon lors de ma précédente descente barcelonaise, j'y reviens pour 24 nouvelles heures. Je conviens qu'il est plus agréable d'en prendre connaissance en pleine journée qu'à 5h, un matin de février. Pourtant, pour des raisons totalement extérieures à cette ville, je demeure imperméable à son charme. Ce ne sont pas une balade au point du jour sur le marché de la Croix-Rousse après une pluie sablonneuse du Sahara, ni une longue traversée de 7km à pieds qui me feront changer d'avis. Adieux insincères, je dois la quitter. Hors de la ville, je peux me chasser de mon insécurité galopante. 

Posté sur une entrée d'autoroute, j'avise un jeune homme. 25 piges, Arthur entreprend son premier voyage en autostop jusqu'Annecy, où il doit retrouver sa copine. Je lui demande si un peu de compagnie ne le gêne pas car c'est par-là même que je dois me rendre. Arthur veut poursuivre plus loin, vers la Pologne, sa frontière et ses réfugiés, faire de l'humanitaire. Il est au chômage et souhaite outre se rendre utile, rendre utile son temps. Avant ça il était pâtissier, il grimpait également des pièces montées par d'autres, des tours de verre et d'acier, sans autre rappel, que celui de la Justice, qui l'attendait en haut de ses acrobaties. Cela ne nous empêche pas de galérer ensemble sur le plancher des vaches. Rares sont ceux qui s'arrêtent ou peuvent nous mener jusqu'aux frontières extérieures de la ville. C'est toujours dans ces moments de doute que machinalement je rejette un œil à la pancarte que je tiens contre moi, afin de vérifier une nouvelle fois d'avoir indiqué la bonne direction et non quelqu'incongruité de mon invention. Nous galérons mais nous échangeons volontiers nos histoires, nos anecdotes, afin de garder la pêche. Deux jeunes hommes souriants en autostop vaudraient mieux qu'un non ? Je ne sais pas car ça fait bientôt trois heures que nous attendons au final. Je demande aux chauffeurs garés si par chance ils ne prendraient pas notre direction. Nous changeons d'endroit. Un automobiliste nous conseille de revenir au premier, mais je pense qu'il vaut mieux persévérer où nous sommes. Arthur écrit sur un carton famélique « IL CE MARIE DANS 1H ! » (quand je lui fais remarquer de manière sardonique son erreur, il me répond qu'il est dyslexique, aussitôt je me confonds en excuses), et le montre à qui veut bien le lire, cela fait sourire dans les habitacles à l'arrêt, quelques conducteurs incrédules nous blaguent et notre salut finit par arriver : Idriss rentre du boulot et nous embarque jusqu'au péage de la sortie de Lyon en nous offrant un paquet de gâteaux chocolatés originellement destiné à ses enfants. Nouveau stop, nouvelle attente. Après la longue ligne de péages où nous sommes postés, c'est David qui nous prend avec lui pour une poignée de kilomètres, jusque la prochaine aire d'autoroute, mais au fur et à mesure que la nuit tombe, nous ne pouvons refuser la plus petite avancée. Je n'ose pas regarder ma montre, réaliser combien de temps nous ont pris ces vingt premiers kilomètres. Sur l'aire d'autoroute, c'est maintenant Mickaël qui prend pitié de nous. Chasseur alpin rejoignant sa caserne à Tignes, je laisse volontiers à mon camarade le plaisir de lui faire la conversation. Nous atteignons finalement Chambéry, la nuit est bien tombée. Nous faisons le tour du péage pour reprendre la direction Nord d'Annecy, enjambons quelques barrières et grillages et nous réintroduisons sur les voies d'autoroute afin d'alpaguer un dernier chauffeur. Mon carton plié n'indique maintenant plus que notre destination finale et à force d'attente et de persévérance, une bagnole s'arrête comme elle peut à notre hauteur. Ismaël à son bord tire la langue, dans la réserve d'essence depuis un moment, il n'est même pas sûr que nous puissions arriver au bout du voyage de cette nuit. À 23 ans, il répond au standard du SAMU et a décidé en ce mardi soir d'accepter l'invitation d'un ami annecien à venir se faire rincer la gueule. Il nous lâche à la gare de la ville, je me sépare de mon compère, et file à travers les rues en direction du lac. Jour de chance si je puis dire, car après ces presque sept heures de voyage (pour un trajet qui en compte largement moins de deux normalement), je trouve très rapidement une profusion de cartons afin de m'isoler du sol à l'intérieur de ma tente. Je marche dans la nuit, longe le bord du lac où se reflètent les lumières de la ville. Les derniers promeneurs déambulent au son d'une trompette plaintive et hésitante. Arrêt forcé, photo de cet homme sur son banc, tintant de son instrument devant l'étendue d'onyx où se reflètent les lumières de la ville, je finis par engager la discussion avec Stéphane, la soixantaine, formateur en informatique industrielle, originaire de Marseille, résidant à Lyon et apprenant à faire résonner sa trompette. Stéphane me dit qu'il a le blues. En instance d'un nouveau divorce, sa fille de 13 ans lui a tourné le dos, elle aussi. Envoyé pour deux jours dans la cité thermale, cet homme qui a presque tout perdu ne boit pas mais tarde, rechigne juste à regagner sa chambre d'hôtel. Il s'amuse pourtant de mes choix, s'étonne que je veuille poursuivre ma route vers la montagne pour y planter ma tente pour la nuit. Moi je ne peux pas m'empêcher d'être touché par cet homme avec qui je partage une connaissance commune : Chet Baker. Je le quitte bientôt, je n'ai toujours pas mangé et dix heures a déjà sonné tandis que je n'ai toujours pas trouvé d'endroit où me cacher. Avant de partir, je lui bafouille un encouragement : même s'il y a des choses qu'on ou qui nous quittent, d'autres ne nous abandonneront jamais, et ainsi va la musique, l'instrument. My Funny Valentine en tête, je sifflote, monte les flancs d'Annecy-le-Vieux, finit par trouver un petit chemin pierreux grimpant le col de Vernet où je m'engouffre, espérant y trouver une clairière où planter la tente. Un appel m’interrompt dans mon entreprise, je décroche alors à cette copine qui vit juste en-dessous de moi, à Annecy, et qui m'exhorte de redescendre pour venir passer la nuit chez son copain ! Bon, je finis par faire une croix à l'idée d'un éventuel réveil frissonnant devant le lac et je retrouve cette copine sur ses bords. Voilà enfin le temps d'engloutir mon taboulé lyonnais et de me glisser dans le pieu (vide) d'une enfant (en garde alternée – si j'ai pu dormir au chaud, elle aussi, rassurez-vous).

Le lendemain, Elodie m'emmène en balade pour me faire découvrir les recoins de la cité annecienne. On y trouve, dans un décor charmant et bien conservé, toute la panoplie de restaurants et boutiques prêtes à pourvoir aux moindres désirs des touristes (souvent fortunés) internationaux. Nous nous prélassons au bord de l'eau après manger, d'abord à Annecy, puis à Veyrier, autre village attenant au lac. Au soir, nous nous rendons dans un bar avec son copain et sa colloque qui me font un bref topo des choses à voir en Corse. Je me régale par avance en entendant leurs descriptions, de chevaux sauvages au milieu des tourbières, lacs nichés au creux des montagnes, maquis où paissent troupeaux et chevriers ou golfes paradisiaques. Je suis conduit par Elodie le lendemain matin au péage nord de la ville et me revoilà sur les routes, pouce levé. Programme du jour : progresser le plus possible en direction du sud. Cela ne s'avère pas si simple mais après que des chauffeurs partant s'exiler en Suisse me proposent leur compagnie, je trouve finalement Sébastien pour redescendre sur Chambéry. Là, une longue traversée de la ville à pieds me guide jusqu'à des panneaux en direction de Valence, qui me semble des deux itinéraires possibles pour rejoindre Marseille (axe Lyon/Valence/Avignon/Marseille, plutôt que Grenoble/Gap/Manosque), le plus emprunté. Panneau à la main je marche, quand soudain un chauffeur s'arrête à ma hauteur. Depuis sa fourgonnette, Mehdi a vu la direction sur mon carton, il va juste à côté et me propose de le rejoindre. J'accepte avec plaisir et prends la route avec ce suiveur de la NBA, électricien spécialisé dans la pose de systèmes anti-incendies, rêvant d'Australie et d'un voyage en kayak tout au long de la Loire, mais que l'état de santé de sa mère avec laquelle il vit et son récent CDI empêchent d'agir librement. Nous nous arrêtons dans un supermarché de Voreppe pour la collation que nous partagerons sur une aire d'autoroute, un peu plus loin. Il me conduit même quelques kilomètres après sa destination, à une station essence près de Romans-sur-Isère (qui est dans la Drôme et non en Isère, l'appris-je rapidement). Là, c'est un couple d'ex-convoyeurs pour la liberté qui cèdent à mes appels à l'aide et yeux éminemment humides. Jocelyne et Gilles-Bruno, respectivement naturopathe et plasticien cheminent jusque Toulouse. Une aubaine pour moi ! Nous laissons Valence puis Montélimar dans notre dos, puis Orange, mais merde, il me fallait descendre ! Lâché sur la première aire d'autoroute qui vient, je rejoins à pieds le village de Roquemaure, relève le pouce, trouve deux véhicules remontant jusqu'à Orange, regrette le trop court trajet avec Claire, la trentaine de Grenoble, ingénieure spécialisée dans l'isolation des maisons, puis rencontre Tanguy, 25 ans, en survêtement d'Arsenal (qui a essuyé une défaite à domicile la veille, face à mon Liverpool, 0-2) et qui redescend à Istres chez sa copine. Futur papa, mais encore pour l'heure prépaparateur de commandes, Tanguy m'explique gaiement les particularités du Vaucluse (en tout point horrible selon lui) et des Bouches-du-Rhône (voilà une région qu'elle est bien, sauf Marseille, toujours selon mon chauffeur). Il me dépose au Lidl de Salon-de-Provence, point de chute idéal pour moi afin de dénicher un digne diner avant de m'enfoncer dans la forêt environnante et planter mon campement aux barrières d'un cimetière quelconque.

Le lendemain matin, je détricote le fil que j'avais tiré la veille jusqu'à mon bosquet, retourne sur l'autoroute de Salon et attends péniblement au péage sans panneau, le pouce levé. Les voitures défilent, rares sont les chauffeurs qui me prêtent attention. Je sens ici que le regard des gens a changé. Les quelques marioles complètement ahuris de voir un autostoppeur laissent la place à une indifférence blême et quasi unanime. Pas plus de sourire, traces d'amusement ou d'excuse hâtive dans l'habitacle. Au final, sur la voie opposée à la mienne, une voiture finit par s'arrêter. Sofiane me dit qu'un détour par Aix pour me déposer ne le dérange pas, j'embarque fissa. Quelques mètres plus loin, un autre autostoppeur, mon chauffeur s'arrête une fois encore mais ce dernier s'en va en Suisse, juste un peu plus loin qu'Annecy, d'où je viens, sans manteau, sans sac, sans rien, sa candeur m'étonne, m'éblouit et me laisse sans voix tandis que Sofiane lui souhaite bien de la chance. Entrepreneur dans la construction de maisons, il se rend faire un devis pour des particuliers dans la région. Il se trouve qu'il vient du Nord, de Maubeuge et rigole : « c'est pour ça que je t'ai pris, parce qu'on est tous les deux ch'ti ». La route est rapide et bientôt je m'aventure dans les rues d'Aix-en-Provence. La ville s'anime lentement en cette fin de matinée, les premières pauses déjeuners prennent leur quartier de part et d'autre du Cour Mirabeau (les « Champs Élysées » locales comme me le décrira une habitante) qui sectionne le centre. Je traine mes guêtres dans ces rues hautes et ocres qui transpirent la bourgeoisie. Bien qu'assez étudiante, la population qui déambule dans ses rues affiche une certaine aisance entre les boutiques luxueuses et les restaurants dont le plat du jour vient chatouiller la vingtaine de ronds. Au milieu de ces commerces, seul un marché de fruits et légumes place Richelme où trônent quelques producteurs du coin peinent à rappeler à ses clients notre extraction et fin communes, la terre. Les olives d'un de ses vendeurs me font de l'oeil car depuis que je les ai découvertes en Espagne, je n'ai pu rassasié ma boulimie de tant d'années à les occulter. Je passe ma route cependant, m'assieds plus loin à la terrasse d'une boulangerie, avale une tranche de pizza, fini mes restes de la veille, avant de m'installer dans la cave d'un café où je me fais servir une théière pour passer l'après-midi. J'écris plusieurs heures ces quelques mots en zieutant du coin d'un œil timide cette serveuse qui m'envoie de larges sourires puis arrive l'heure de rencontrer mon contact pour la nuit, une amie de mon ex-directeur qui habite à quelques bornes de là. Rendus chez elle, je découvre une superbe baraque juchée sur son hectare de terrain. Dessinée par un architecte dans les années 70, j'ai le souffle coupé en entrant dans cette merveille d'agencement et de décoration. Annie, qui tient à bout de bras la fête du livre de la ville depuis 40 ans, m'a préparé une jolie petite piaule. Chacune des trois chambres dispose de sa terrasse et de sa salle de bains privées. Le bois et la pierre dominent la construction, mais c'est du côté des brocantes et des influences indiennes que la propriétaire a misé pour l'ameublement et la déco. Trois petits salons s'enfilent autour d'une cheminée à double foyer autour de laquelle nous trinquons avec du rosé et des pichelines (les olives du coin, miam !). À la sortie du repas, assommé par une douche et l'ingurgitation de quenelles doublées d'une saucisse au couteau, je m'allonge et me laisse faire prisonnier de mon propre sommeil. 

Je n'ai pas une bonne image de Marseille. Ni une bonne image, ni un bon souvenir. C'est Issa, le petit-fils orphelin d'Annie et qu'elle élève, qui m'y conduit le lendemain matin car il doit se rendre aux portes ouvertes d'une école d'arts. Après avoir quitté le fils de ce défunt photographe sud-africain qui doit trouver sa voie parmi l'héritage de son père, je m'aventure dans l'hyper-centre de la cité phocéenne. Je rejoins alors le second contact de mon ex-directeur qui m'hébergera pour les deux prochaines nuits. Arnaud est comédien et vit en plein quartier de Noailles dans un appartement richement décoré de petites trouvailles, entre peintures amateures dénichées chez Emmaüs dont il fait collection, figures tauromachiques façon Barbie et objets surannés, livres, dvd, vhs, il y a toujours quelque chose à découvrir dans ce salon bien chargé. Occupé à peaufiner sa dernière création, je le quitte pour me replonger dans cette ville découverte fin 2018. À ce moment-là, c'est avec trois ami.e.s que nous décidions d'y faire réveillon. Appart dans le Panier (quartier légendaire de Marseille, pour ses immeubles vétustes, ses rues aussi pleines de charme que de touristes et surtout pour avoir connu maintes tournages de Plus belle la vie), nous visitons bon train la ville, ses calanques, son Prado, son vieux-port, son Muceum, bref, la tournée classique jusqu'à la bonne gastro des familles qui m'atteint le dernier jour de l'année et me gâche la fête. L'insécurité perçue en ville par un jeune babtou fragile devient une véritable paranoïa quand aux regards inquisiteurs pré-existants il faut ajouter une peur constante de caguer dans ses bottes. Retour horrible en train, je vous passe les détails peu ragoûtants, toujours est-il que Marseille me semblait loin de la ville idéale tant de fois décrite autour de moi, ces dernières années passées, j'attendais toujours lâchement en embuscade la moindre critique pour rouler dans le sens d'un détracteur véhément : « oh noon, nooon Marseille, c'est non ». Eh bien, à y retourner, pas moins babtou ni fragile, Marseille me semble pas si mal au final. Je veux dire, bien sûr qu'on se sent regardé, épié, dans une vague insécurité qui vous enrobe, vous rend moite, sur un qui-vive permanent, c'est clair qu'il ne faut pas rêvasser ou se laisser embarquer dans des embrouilles. Bien sûr aussi qu'il y a de la violence, de la vraie, avec du sang et des morts, qu'elle existe, qu'elle est là, tapie dans l'ombre, prête à bondir, surgir et exploser. Mais Marseille est une ville sous tension, et ainsi vont sans doute ses habitants. Cette énergie folle, chaotique, où se croisent mafia et règlements de compte, parties jusqu'au bout de la nuit, créateurs et autres collègues artistes, familles nombreuses et mixité, associations et vie de quartier, créent une forme assez unique de ville, une des dernières, si ce n'est l'ultime, en passe de s'effondrer, avec ses quartiers populaires à deux pas du centre névralgique de la ville, lentement mais sûrement réhabilités, rachetés puis relogés, en un mot : gentrifiés. J'ai la chance pour ma deuxième journée ici d'assister au carnaval de la Plaine (quartier qui a justement bien entamé sa migration bobopulaire). Ayant découvert sur le tard ceux de ma région, je les tiens pour point de comparaison avec ce qui va suivre, car arrivé sur la place principale du quartier, porté par une fanfare et un sandwich falafel, je rejoins un copain tatoueur et nous nous laissons ainsi surprendre par la diversité, la créativité et la zinzin-rie qui animent les participants de ce « carnaval des gueux » qui finit traditionnellement chaque année en affrontements avec les schmidts. Comme dans le nord, il est d'usage de lyncher de farine les non-déguisés et comme dans d'autres carnavals il y'a des chars portés par de petits groupes de volontaires le long d'un parcours plus ou moins défini. Je pense que ça s'arrête là pour les comparaisons, parce que rapidement, Romain et moi, galvanisés par l'ambiance électrique régnant sur la place, sommes allés enfiler deux trois frusques qu'il avait chez lui afin de nous marier au cortège délirant auquel nous avons pris part. Costumes de recup, cousus ou tricotés, peints à la va-vite, constitués de déchets (un mec avec un masque composé entièrement de pelures de peaux de banane !!), en forme de pizza où s'incrustent tant de personnes déguisées chacune en un ingrédient, un banc de poisson, un escadron de goélands, une giclée de rats et de frometons, des cerbères, des hippies (on avait dit qu'il fallait se déguiser les gars quand même), des travestis soignés, des marins tapettes grotesques, tout le bestiaire est représenté, bref ça foisonne, ça fourmille d'idées toutes les plus folles les unes des autres, et ça fait trop plaisir à voir. Si je manque l'étape fatidique du brûlage des chars pour quelques verres en bonne compagnie, je m'éclipse après la première mi-temps du match de l'OM dont je n'ai que faire, hésitant à regagner la Plaine où les keufs gazent une bonne partie de la place, préférant finalement regagner le calme de l'appartement d'Arnaud.

Après notre séparation, le lundi matin, j'ai rendez-vous avec un copain peintre originaire du nord qui s'est installé un peu par hasard ici et ensemble nous partons à la rencontre d'un autre peintre que je suis depuis quelques années. Dans l'atelier de ce dernier, nous discutons paisiblement tous ensemble. L'interview que j'imagine de cette rencontre se précise mais le temps manque. Je suis attendu à Cassis dans la journée et lui doit finir plusieurs toiles pour une galerie, alors je remise ce projet à plus tard, et quittant ainsi la ville, je sens que j'y reviendrai. C'est un suédois accompagné de son amie française (mais travaillant aussi en Suède) qui m'embarque pour une partie de la route des crêtes jusque Cassis. Là-bas, je me plante entre les terrains de pétanque et la plage avant de trouver un chemin côtier déserté pour cause d'éboulements. J'y rejoins aussi mon cousin en fin d'après-midi, nous dînons tous les deux et nous occupons de sa fille de huit mois, la ville – outre ses vues panoramiques depuis les falaises qui l'enserrent et son petit port un brin surfait – me laisse une nouvelle fois de marbre. C'est enfin au tour de Toulon de se présenter à moi, dernière étape de ce court voyage continental. Le stop depuis Cassis m'apparaît rapidement impossible. Plus d'une heure et demie d'attente passée devant les trognes du coin m'assure que je ne verrai pas l'ange Gabriel m'apporter la délivrance. Au lieu de ça, je fais machine arrière, marche jusqu'à la gare, m'acquitte d'un billet (8€80 les 30km, honnête non?) qui ne sera même pas contrôlé au sein d'un train presque désert, et finit par atterrir sur le port de Toulon. Dernière errance ? Je ne crois pas. Plusieurs heures me séparent du départ. Convaincu que je n'ai plus rien à faire ici, courses pour le diner expédiées, je me pose au soleil et médite. 

J'ai cette nouvelle en tête.

Ce projet d'édition qui ne me quitte pas depuis 2015 ou 2016 maintenant.

Je suis en train de le vivre alors quand pourrais-je commencer à l'écrire.

Le ferry corse est aux mains de génois. Il se balance lentement dans la nuit. Devant moi un couple regarde un film, derrière moi deux hommes parlent avec ce timbre typique du sud devant une émission consacrée à notre pauvre Eddy Mitchell. Je suis au milieu de ces tables, au milieu de ces êtres, au milieu de cette mer. Où aller, et pour quoi faire ? Je n'ai même pas de réponse. Je vais. Je fais. Je crois qu'il me faudrait dormir maintenant. Et alors, demain sera un autre jour.

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